Pages

CONFESSION D'UN MASQUE de MISHIMA Yukio

 

 

Confession d’un masque, publié par Mishima en 1949, est un récit autobiographique au titre évocateur. L’auteur y livre sans fard les pensées secrètes et les tourments qu’il a traversés de l’enfance jusqu’au début de l’âge adulte. Ces tourments, il a tenté de les dissimuler à son entourage en portant le masque de la normalité. On peut à ce propos remarquer l’ironie de la situation. Alors que chacun tente en général de faire valoir ses désirs et de mettre en valeur sa personnalité, Mishima, dans ses jeunes années, n’aspirait qu’à une chose : être comme tout le monde. Il est en effet tiraillé entre un penchant irrépressible vers l’homosexualité et une aspiration tenace à vivre une vie normale, i.e. hétérosexuelle.

Son introspection est assez fine pour qu’il saisisse le moment de son enfance, vers l’âge de huit ans, où il perçoit la nécessité de dissimuler ce qu’il est vraiment. Il écrit ainsi :
«
À contre-coeur, j’avais dès lors adopté un déguisement. Vers cette époque, je commençais à comprendre vaguement le mécanisme d’un fait : Ce que les gens considéraient comme une attitude de ma part était en réalité l’expression de mon besoin d’affirmer ma vraie nature et c’était précisément ce que les gens considéraient comme mon moi véritable qui était un déguisement. C’était ce déguisement endossé de mauvaise grâce qui me faisait dire : « Jouons à la guerre ». » (p.33 - édition folio).

Il se trouve que, par un heureux hasard, nous disposons d’une photo de Mishima à l’âge de sept ans, en uniforme de l’école militaire (voir document ci-dessous). Son regard doux et impénétrable laisse songeur et pourrait être illustré par les premiers vers du poème de Rimbaud Les Poètes de sept ans :

Et la Mère, fermant le livre du devoir,
S’en allait satisfaite et très fière, sans voir,
Dans les yeux bleus et sous le front plein d’éminences L’âme de son enfant livrée aux répugnances.


 

Les répugnances de Rimbaud ne sont pas celles de Mishima. Ce dernier peuple ses jours et ses nuits d’apparitions où se mêlent sang, tortures et mises à mort. L’idéal de pureté représentée par Jeanne d’Arc, la Pucelle, ne permet pas à Mishima de chasser de son esprit l’image du vidangeur aperçu à l’âge de quatre ans. La figure de Saint Sébastien, peint par Guido Reni, incarne la beauté masculine associée à l’idée de souffrance magnifiée par la foi chrétienne. Le saint présente les marques légères de deux flèches fichées dans son corps, ce qui éveille les émois érotiques du jeune Mishima. 

Ce dernier est également sensible à la beauté physique de certains de ses camarades. Et dans ce cas, c’est le corps dans sa composante la plus charnelle qui est décrit par Mishima : sueur, muscles saillants « culottes collantes qui révélaient les formes » (p. 27). C’est d’abord vers Omi, son premier amour, que se focalise le désir de Mishima. Il se portera par la suite sur d’autres hommes considérés comme des objets sexuels : « Ainsi, en présence de ces possesseurs de chair purement animale qu’aucun élément n’avait corrompue - jeunes bandits, marins, soldats, pêcheurs - il n’y avait rien d’autre à faire pour moi que de les considérer de loin avec une indifférence passionnée, en prenant bien soin de ne jamais échanger une parole avec eux. » (p.66). On remarquera l’oxymore "indifférence passionnée" qui montre le bouillonnement du désir sous le masque de l'impassibilité.

Son attirance pour les hommes au regard assuré et au corps d’athlète est sans doute renforcée par le fait que Mishima était un enfant timide et d’une constitution faible. « À cause de ma mauvaise santé et de la sollicitude ridicule dont j’étais l’objet depuis ma petite enfance, j’avais toujours été si timide que je n’osais même pas regarder les gens droit dans les yeux. Mais maintenant, j’étais obsédé par cette seule devise : « Sois fort ! ». » (p.80). Quelques années plus tard Mishima connaîtra l’humiliation d’être déclaré inapte par la commission médicale de l’armée : « À vrai dire, j’avais fait rire aux éclats les membres de la commission médicale quand ils me virent incapables de soulever, même au niveau de ma poitrine, le sac de riz que les garçons de ferme haussaient aisément dix fois de suite au-dessous de leur tête. » (p. 133).

Et ce n’est qu’à l’âge adulte que Mishima se forgera un corps d’athlète conforme à son idéal comme on peut le voir sur la photo ci-dessous prise en 1962 par le photographe Eikoh HOSOE et tirée d’un album intitulé Le supplice des roses.

 


 Un écrivain français, Jean Genet, partage avec Mishima la même attirance pour les soldats et les marins, comme on peut le voir sur l’illustration de son roman Querelles de Brest. Il s’en distingue toutefois par son absence de honte et de sens du pêché. De plus, à la différence de Mishima, Genet était un mauvais garçon. 


 

Si les penchants homosexuels de Mishima sont bien marqués et se définissent par la coexistence de deux extrêmes représentés par Saint Sébastien et le marin ou le soldat tout en muscles, la relation de Mishima à l’égard des femmes prend des formes diverses. Avant tout, elle obéit à une norme familiale et sociale : un garçon doit être attiré par le sexe féminin. C’est ainsi, on ne peut y échapper. Seulement voilà : malgré tous ses efforts, Mishima ne ressent aucune attirance pour le sexe féminin, ce qui le distingue radicalement de ses camarades. « La différence principale résidait dans le fait que les autres garçons semblaient trouver un sujet d’excitation extraordinaire dans le simple mot « femme ». Ils rougissaient toujours dès que ce mot leur passait par l’esprit. Pour moi, au contraire, le mot « femme » n’évoquait pas plus une impression sensuelle que « crayon », « automobile » ou « balai ». (p.108). On ne peut toutefois s’en tenir là. Mishima est en effet troublé par Sonoko, la soeur de son ami Kusano. « J’étais complètement transporté par la beauté de ses jambes » (p.129), même si celles-ci n’éveillait en lui aucune excitation sexuelle. Il en tire la conclusion suivante : « J’avais décidé que je pouvais aimer une jeune fille sans éprouver le moindre désir » (p.129). Toutefois, Mishima ne s’en tire pas à si bon compte. Sonoko provoque en lui un trouble intense qui le bouleverse. « Mon coeur n’avait jamais été ainsi ébranlé au premier coup d'oeil, par un chagrin aussi profond et inexplicable, un chagrin qui, de plus, ne faisait pas partie du rôle que je jouais. » (p.141)

Et pourtant, Mishima jouera si bien son rôle que Sonoko tombera amoureuse de lui. Mis en quelque sorte au pied du mur par la famille de Sonoko, Mishima se dérobera et ne la demandera pas en mariage. Toutefois, Sonoko, désormais mariée, acceptera de le revoir à plusieurs reprises et le récit se termine sur leur dernière rencontre qui scellera leur séparation.

Sonoko interroge Mishima : « Si nous continuons ainsi, poursuivit-elle, je crains qu’un jour il n’arrive quelque chose qui nous fera du mal à tous les deux. Et quand nous aurons été atteints, ne sera-t-il pas trop tard ? Car ce que nous faisons en ce moment, n’est-ce pas jouer avec le feu ? » (p.239). Mishima élude la question, puis tous deux quittent le restaurant où ils se trouvaient et passent devant un dancing. Mishima propose d’y entrer. Il s’en suit une scène d’une grande intensité qui donne la mesure du gouffre qui les sépare. Mishima est irrésistiblement attiré par un jeune danseur « aux muscles saillants, très développés et noués serré » (p.244), puis il remarque son compagnon : « je voyais son cou épais et musclé. Un étrange frisson envahissait le tréfonds de mon coeur. J’étais désormais incapable de détourner de lui mes regards. J’avais oublié l’existence de Sonoko. » (ibidem). De fait, cette dernière attend en vain une parole, un geste. « Il ne reste que cinq minutes à peine » (ibidem), dit-elle.    « À cet instant, quelque chose au-dedans de moi fut déchiré avec une force brutale. Comme si un coup de foudre avait fendu un arbre vivant. J’entendais l’édifice que j’avais construit pierre par pierre s’effondrer lamentablement. Il me semblait assister à l’instant où mon existence était transformée en une sorte d’effroyable non-être. Je fermais les yeux, puis au bout d’un moment, je me cramponnai à nouveau à mon glacial sentiment du devoir. » (ibidem).

Tout à son désir de comprendre les réticences de Mishima, Sonoko se demande s’il a eu une relation sexuelle avec une autre femme. Elle se lance : « Je vais vous poser une drôle de question, mais cela vous est déjà arrivé, n’est-ce pas ? Bien sûr, vous avez déjà fait cela1, n’est-ce pas ? »:
Mishima mentira à nouveau. S’agit-il de son dernier mensonge ? Et quel crédit apporter à l’effondrement de l’édifice qu’il avait, selon ses dires, construit pierre par pierre ? Mais peut-être a- t-il fallu attendre la parution du récit en 1949 pour que Mishima jette son masque. Celui-ci a alors vingt quatre ans et l'on mesure à quel point la misère sexuelle a marqué toute sa jeunesse.

En effet, si le Japon ignore le péché au sens de la faute originelle, il accable tout autant les tenants de relations amoureuses qui s’éloignent des sentiers battus, comme le révèle, dans un autre registre, le thème des doubles suicides (心中) traités dans le théâtre Bunraku. Les amants en sont parfois réduits à une telle extrémité lorsque leurs sentiments (人情) s’opposent aux conventions sociales (義理). Remarquons que si l’on réfère à la pièce de Marivaux La double inconstance, la société française du XVIIIème siècle se montre plus conciliante. Dorante, le fils de famille, tombe en effet amoureux de Silvia qui s’est déguisée en femme de chambre et il se dit prêt à l’épouser, malgré la différence de statut social.
 

Revenons à Mishima pour remarquer que, vers l’âge de quinze ans, l’étau social et familial qui l’enserre développe en lui le sentiment qu’il n’a pas commencé de vivre, même s’il en garde toujours l’espoir : «[ ...] j’attendais avec impatience le ciel bleu inconnu de chaque lendemain. Des rêves fantastiques du voyage à venir, des visions de cette aventure, l’image mentale de ce quelqu’un que je deviendrais un jour dans le monde et de la ravissante épousée que je n’avais pas encore vue, mon espoir de renommée - à cette époque tout cela était soigneusement rangé dans une malle, en prévision du jour de mon départ, exactement comme le guide, la serviette, la brosse à dents et le dentifrice d’un voyageur. » (p. 117)

Comment expliquer que Mishima soit dans une telle disposition d’esprit ? L’explication est sans doute à chercher dans l’article rédigé par Annie Cecchi pour l’Encyclopedia Universalis à propos de Mishima. Ce dernier a, en quelque sorte, été « sauvé » par l’écriture alors qu’il se garde bien de le préciser dans sa Confession ! « Ce que ne dit pas cette autobiographie obsédée par le problème sexuel, c’est que, dès l’âge de quinze ans, Mishima, de son vrai nom Hiraoka Kimitake, était un écrivain. En 1941, à seize ans, il publie dans une revue littéraire son roman Le bois du plein de la fleur, que ses tendances passéistes, le culte de la beauté et de la mort apparentent à l’école romantique, agréée par le pouvoir militariste. Le pseudonyme Mishima Yukio date de cette époque [...] L’immédiat après-guerre, consacrant le retour sur scène des intellectuels de gauche, risque de ruiner sa carrière naissante. Mais Kawabata, à qui il se présente en janvier 1946, accepte de l’introduire dans les nouveaux cercles littéraires et préface sa nouvelle La cigarette. Il quitte l’université à l’automne 1947 et entre au ministère des Finances, d’où il démissionne après un an car, désormais, ses nombreuses nouvelles sont publiées dans diverses revues, et il se consacre à Confession d’un masque. »

Or ce dernier point, très important, est passé sous silence par Mishima qui écrit : « Un jour, à la fin de l’été, dans un restaurant appelé Le coq d’or, je rencontrais Sonoko qui rentrait de vacances à la montagne. D’emblée, je lui ai dit que j’avais quitté l’Administration.


            « Qu’allez-vous faire maintenant ?

  • -  Oh, qui vivra verra.

  • -  Eh bien, voilà une surprise. » (p.236-237)
     

    Tout en reconnaissant que Mishima pratique une forme d’« auto-analyse », nous sommes donc portés à partager le jugement d’Annie Cecchi, qui qualifie Confession d’un masque de « pseudo- autobiographie ». En masquant ainsi une part de la vérité, Mishima rompt en effet ce que Philippe Lejeune appelle « le pacte autobiographique » qui relie l’auteur à son lecteur. 

    Les réserves qui viennent d’être émises ne doivent toutefois pas nous amener à méconnaître les grandes qualités littéraires de Mishima. Celui-ci nous livre un récit d’une grande beauté, servie par la richesse de son imagination foisonnante qui se nourrit des diverses formes artistiques de l’Orient et de l’Occident. 

    1 La difficulté qu’éprouve Sonoko fait penser au poème de l’abbé DE LATTAIGNANT Le mot et la chose que vous trouverez ci-dessous. 

     

    Madame quel est votre mot
    Et sur le mot et sur la chose
    On vous a dit souvent le mot
    On vous a fait souvent la chose

    Ainsi de la chose et du mot
    Vous pouvez dire quelque chose
    Et je gagerais que le mot
    Vous plaît beaucoup moins que la chose

    Pour moi voici quel est mon mot
    Et sur le mot et sur la chose
    J'avouerai que j'aime le mot
    J'avouerai que j'aime la chose

    Mais c'est la chose avec le mot
    Mais c'est le mot avec la chose
    Autrement la chose et le mot
    A mes yeux seraient peu de chose

    Je crois même en faveur du mot
    Pouvoir ajouter quelque chose
    Une chose qui donne au mot
    Tout l'avantage sur la chose

    C'est qu'on peut dire encore le mot
    Alors qu'on ne fait plus la chose
    Et pour peu que vaille le mot
    Mon Dieu c'est toujours quelque chose

    De là je conclus que le mot
    Doit être mis avant la chose
    Qu'il ne faut ajouter au mot
    Qu'autant que l'on peut quelque
    chose

    Et que pour le jour où le mot
    Viendra seul hélas sans la chose
    Il faut se réserver le mot
    Pour se consoler de la chose

    Pour vous je crois qu'avec le mot
    Vous voyez toujours autre chose
    Vous dites si gaiement le mot
    Vous méritez si bien la chose

    Que pour vous la chose et le mot
    Doivent être la même chose
    Et vous n'avez pas dit le mot
    Qu'on est déjà prêt à la chose

    Mais quand je vous dis que le mot
    Doit être mis avant la chose
    Vous devez me croire à ce mot
    Bien peu connaisseur en la chose

    Et bien voici mon dernier mot
    Et sur le mot et sur la chose
    Madame passez-moi le mot
    Et je vous passerai la chose

     

     

     

     

PRÉSENTATION





Tous ceux et toutes celles qui s’intéressent au Japon et plus particulièrement à sa littérature sont les bienvenus !

Le cercle de lecture réunit des Français et des Japonais (ou plus exactement des Japonaises) qui ont des parcours et des centres d’intérêts différents et il n’est pas nécessaire de bien connaître le Japon pour se joindre à nous.

La littérature japonaise sera abordée par le biais de la traduction. On a parfois parlé de trahison à propos de la traduction en se référant à la fameuse expression italienne « tradutore, traditore » (« traducteur, traître »). On devrait plutôt parler d’une « négociation », selon l’expression de l’écrivain italien Umberto ECO, menée au coup par coup par le traducteur qui, tant bien que mal, essaie de passer d’une langue à une autre au prix d’un arrangement.

Le recours au français n’entraînera pas pour autant l'exclusion de la langue japonaise. Il serait en effet dommage de ne pas se référer à l’occasion au texte japonais car, dans le difficile travail de traduction, quelque chose se perd de l’original dont on pourra essayer de retrouver la trace.

Nous inaugurons cette année une nouvelle forme d’organisation !

Chacun de nous présentera un livre japonais (roman, nouvelle, etc.) qui lui tient à cœur. Il sera également possible de présenter un livre français (ou d’une autre nationalité) concernant le Japon (récit de voyage ou roman par exemple). Le programme des lectures étant déjà en grande partie établi, nous aurons tout le loisir de lire le livre retenu ainsi que des documents annexes, le cas échéant.
Ces présentations seront, à coup sûr, l’objet de discussions animées, comme par le passé !

Chacun pourra également poursuivre ces échanges en s'exprimant dans les pages du présent blog.



Nous nous réunissons à la Maison des Associations (12 Place Garibaldi) de 10 h. à 12 h aux dates indiquées dans le tableau ci-dessous. Pour les adhérents à l’association, la participation est de 1 €. Il est également possible de participer à une séance découverte au même tarif.
(Contact : Didier Don, courriel : don.didier@orange.fr)

Enfin, si vous souhaitez connaître certains des livres que nous avons lus au cours des  années précédentes, je vous invite à cliquer sur  Articles plus anciens au bas de la présente page ou bien sur la rubrique Archives du blog en haut et à droite de la page.


Dates des cercles du 18 octobre 2021 au 06 juin 2022 (de 14h à 16h)


Date
Lecteur/Lectrice
Auteur
Livre
Lundi 18 octobre




Lundi 15 novembre



Lundi 13 décembre




Lundi 10 janvier



Lundi 14 février




Lundi 14 mars




Lundi 11 avril



Lundi 09 mai



Lundi 06 juin