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LE CRIME DE HAN de SHIGA Naoya












Quelques remarques en guise d’introduction à SHIGA Naoya

Le prochain cercle de lecture aura lieu le jeudi 17 janvier 2013 (de 10 h. à 11 h.30) et nous y parlerons d’une nouvelle généralement connue en français sous le titre Le crime de Han (范の犯罪). Elle date de 1913 et son auteur, SHIGA Naoya (賀直哉) fut actif sur le plan littéraire pendant la première moitié du XXème siècle. Cet écrivain passe pour un maître de la nouvelle qui constitue l’essentiel de son œuvre. Il a également écrit un long et unique roman traduit sous le titre Errances dans la nuit ((暗夜行路), auquel il accordait une grande importance.
Dans l’ensemble de son œuvre, SHIGA Naoya est particulièrement attentif aux fluctuations des sentiments et aux états d’âme de ses personnages qui mènent souvent des vies sans grand relief. Ces « récits de soi » ou « récits du je » (私小説) sont l’occasion pour l’écrivain de tirer des enseignements philosophiques ou moraux d’événements d’ordre privé.
Le crime de Han n’est pas un récit à la première personne et, une fois n’est pas coutume, les événements qui y sont décrits sont d’une importance tragique. Il y est en effet question de la mort d’une artiste de cirque.
Les premières lignes de la nouvelle sont d’une concision remarquable. SHIGA Naoya va directement à l’essentiel dans un style qui frappe par sa froideur administrative. Un lanceur de couteaux a tué sa partenaire en plein spectacle. Il est immédiatement arrêté.
Le deuxième paragraphe plante le décor : des centaines de spectateurs qui sont autant de témoins ont assisté à la mort de l’épouse de Han et pourtant aucun d’entre eux n’est véritablement en mesure de dire ce qui s’est véritablement passé. S‘agit-il d’un meurtre ou d’un accident ?
Telle est la question qui se pose au personnage du juge. Nous tenterons également d’y répondre, en tant que lecteurs, lors de notre prochaine rencontre du 17 janvier.
Bonne lecture !

Bibliographie sommaire des traductions de SHIGA Naoya en français

L’introduction de SHIGA Naoya en France s’est faite en différentes étapes. Plusieurs traductions françaises de ses nouvelles sont parues dans des revues littéraires entre les années 1920 et 1940 ; elles sont plus ou moins contemporaines de la parution des œuvres de SHIGA Naoya. Ainsi, la première traduction française du Crime de Han paraît en 1926 chez l’éditeur G. Van Oest. Notons que cette nouvelle est alors traduite sous le titre Le crime du jongleur.
Il faut ensuite attendre 1970 pour que Marabout publie en français Le samouraï, important recueil de nouvelles de SHIGA Naoya. Le crime de Han est du nombre. En 1984 paraissent Neuf nouvelles japonaises chez l’éditeur Le calligraphe. Cet ouvrage reprend la première traduction de 1926.
Dans les années 1990, SHIGA Naoya suscite à nouveau l’intérêt de plusieurs éditeurs qui publient des traductions de ses nouvelles dans des anthologies de littérature japonaises. Mais ce sont souvent les mêmes nouvelles qui sont traduites.
Saluons enfin la traduction chez Gallimard en 2008 du grand roman de SHIGA Naoya An.ya kôro (暗夜行路) sous le titre Errances dans la nuit. On peut remarquer qu’en 1976, ce livre a été traduit en anglais sous le titre A dark night’s passing et que la bibliothèque Nucéra en possède un exemplaire tiré du fonds Kawabata.
Comme vous pouvez le constater, il est difficile de se faire une idée d’ensemble de SHIGA Naoya tant son œuvre est limitée en français. C’est pourquoi je vous recommande la lecture de l’article correspondant tiré du Dictionnaire de la littérature japonaise (voir le document joint).
Voici les principales traductions de SHIGA Naoya en français :

·         Le samouraï. 1970. Marabout. [Poche]. Traducteur Marc Mécréant. Épuisé.
·         Neuf nouvelles japonaises. 1984. Editions Le calligraphe, comprenant Le crime de Han (sous le titre Le crime du jongleur). Traducteur Serge Elisséev. Disponible à la bibliothèque Nucéra.
·         Le séjour à Kinosaki suivi de la nouvelle Le crime de Han. Arfuyen éditeur. 1996. Traduction de Marc Mécréant. Disponible à la bibliothèque Nucéra.
·         À Kinosaki, dans Anthologie de nouvelles japonaises tome I. Gallimard, 1986. Disponible à la bibliothèque Nucéra.
·         L'artiste et Le crime de Han dans L'iris fou. Stock. 1997. Épuisé
·         À Kinosaki. Recueil de nouvelles de SHIGA Naoya. 1998. Picquier éditeur. Comprend entre autres Le crime de Han, Le séjour à Kinosaki, Le Dieu de l'apprenti. Épuisé.
·         Le Rasoir, dans Anthologie de nouvelles japonaises tome I. 1998. Épuisé.
·         La Lune grise dans Anthologie de nouvelles japonaises tome II. 1998. Picquier éditeur. Épuisé.
·         Errances dans la nuit. Gallimard, 2008, traduction de Marc Mécréant.

COMPTE RENDU DU CERCLE DE LECTURE SUR SHIGA NAOYA

Le cercle de lecture du 17 janvier 2013 portait sur la nouvelle de SHIGA Naoya intitulée « Le crime de Han ». Si l’on osait utiliser une expression galvaudée, on pourrait dire qu'elle n’a laissé personne indifférent.
Nous avons tous en effet endossé le rôle de jurés d’assises, ce qui nous a amenés à analyser les paroles de l’accusé, à tenter de cerner la vérité du personnage en soupesant ses actes et ses désirs.
Il est vrai que l’absolue sincérité de Han nous a paradoxalement compliqué la tâche. À l’opposé de Landru qui, dit-on, avait dit au pied de l’échafaud : « N’avouez jamais », Han adopte une stratégie de défense particulièrement risquée puisqu’il admet d’emblée ce qui devrait logiquement le conduire en prison : il a rêvé d’assassiner son épouse car il pense que l’enfant né huit mois après son mariage n’est pas de lui mais de son cousin dont il était très proche. D'où le sentiment de jalousie de Han, doublé d’une haine farouche envers sa femme dont il ne peut se libérer.
Han est en effet prisonnier : il est incapable de vivre avec sa femme et en même temps, il ne peut la quitter car il se sent lié à elle par une obligation morale très forte qui, au premier abord, devrait susciter un certain respect. En réalité il n’en est rien car, selon le dire de Han, c’est la faiblesse de son caractère qui l’a empêché de quitter sa femme. Bien plus ! Il avoue spontanément que c’est par ruse qu'il s'est agenouillé et a fait semblant de prier juste après avoir tué sa femme.
Bref, chargeant lui-même la barque de sa culpabilité, Han est sur le point de signer sa propre condamnation. Or, par un retournement proprement extraordinaire, c’est précisément parce qu’il s'est mis ainsi en danger que l'on peut accorder crédit à l’idée qu’il a agi dans un état second. Han n’était pas lui-même au moment du lancer du couteau fatidique et lorsqu'il réfléchit calmement le lendemain à cet événement tragique, il se demande s'il a prémédité son geste et en arrive à la conclusion qu'il est incapable de répondre.
Il faut bien reconnaître que ce coupable en puissance a le don d’embarrasser ses juges car enfin, s’il était arrivé à la conclusion, improbable, qu’il avait assassiné sa femme, l’affaire était réglée et, à l’inverse, s’il avait défendu mordicus l’idée de l'accident, nous aurions beau jeu de mettre en doute sa parole, quitte à lui reconnaître des circonstances atténuantes.
En somme, Han nous renvoie la question de la responsabilité de nos actes et nous amène ainsi à réfléchir sur la notion de préméditation.
Que dit le droit pénal (article 132-72) ? : « La préméditation est le dessein réfléchi, formé avant l’action de commettre un crime ou un délit déterminé ». Han affirme qu’au moment fatidique, il a eu « comme un étourdissement » (p.48). Il a ensuite lancé le couteau « au jugé, dans le noir pour ainsi dire » (p. 48). Il déclare ensuite au juge : « J’ai pensé : ça y est ! Je l'ai tué ! (p. 48) […] « je n’avais plus la tête à moi. » (p. 49).
Han a donc été emporté par une lame de fond, expression de son désir de vivre pleinement sa vie, qui l’a conduit à planter son couteau, sans coup férir, dans la gorge de son épouse.
Ces questions ont été largement débattues par les participants au cercle de lecture et la balance de la justice a penché tantôt du côté de l’acquittement pur et simple tantôt du côté de la condamnation au gré des arguments avancés par les uns et les autres.
La position du juge a été comprise et même renforcée par l’argument suivant : il est bien connu que les artistes de cirque, comme les acrobates, les dompteurs ou les jongleurs, sont confrontés au risque de la mort et on ne peut leur tenir grief des erreurs commises. Comme le dit le directeur du cirque : « Car si, pour s’exécuter ainsi, à une distance de quatre mètres, cet exercice est avant tout affaire de virtuosité et de sens en quelque sorte intuitif, on ne saurait prétendre pour autant que l’opération se déroule avec la sûreté infaillible d’une mécanique… » (p. 38).
À l’opposé, la réflexion bute obstinément sur le fait que Han a ressenti de la joie après la mort de sa femme. Et précisément, on ne peut tirer un trait sur le fait qu'une femme a perdu la vie et que la responsabilité de Han est engagée quand bien même il n’aurait pas agi en pleine conscience. Chacun n’est-il pas comptable de ses actes, fussent-ils accomplis sous le coup de la passion ou d'erreurs de jugement ?
À défaut d’être tranché, le débat a permis l’échange d’arguments détaillés.

Quelques remarques sur la question des traductions

Les hasards de l’édition sont tels qu’il y a eu quatre traductions du « Crime de Han » (voir la partie « Bibliographie sommaire des traductions de SHIGA Naoya en français » dans le document Quelques remarques en guise d’introduction à SHIGA Naoya).
Nous avions à notre disposition la traduction de Serge Élisseeff et celle de Marc Mécréant, qui est le principal traducteur de SHIGA en France, et la comparaison de ces deux écrits a été féconde.
Elle nous a permis de découvrir – ou de confirmer – le fait que nous lisons un auteur étranger par l’entremise d’un traducteur qui, inévitablement, impose ses choix linguistiques et sémantiques. En outre, il se trouve que la traduction d'Élisseeff date de 1926 (près d'un siècle !), ce qui apparaît dans l’emploi de certaines formes surannées. Ainsi, Élisseeff écrit : « Si elle avait voulu se séparer de Fan et était rentrée chez elle, il est bien probable qu’elle n’aurait pas trouvé d’homme qui eût confiance en elle. »(p. 11). Quant à M. Mécréant, il opte pour un style plus direct, proche du langage parlé : "Quitter Han et retourner là-bas ? Elle n'y aurait sans doute pas trouvé d'homme pour l'épouser, » (p.40). L’aspect daté de la traduction de S. Élisseeff se manifeste également par le fait qu’il insère des notes de bas de page (p. 7, 8 et 12) qui, pour certaines, relèvent de la critique littéraire. Or ce type de remarque n’a plus sa place dans les traductions contemporaines car elles « cassent » en quelque sorte le « rythme » de la lecture.
Sur certains points les différences entre les deux traductions sont patentes. Ainsi pour le passage suivant : « また働くにしても足が小さくて駄目だからです » (p. 97, ligne 7), M. Mécréant traduit par ces termes : « Et puis pour travailler, elle avait les jambes trop courtes » (p. 44). Quant à S. Élisseeff, il écrit : « et, pour travailler, elle avait de trop petits pieds. » (p. 16). C’est cette dernière traduction qui est la bonne, la femme de Han ayant probablement eu les pieds bandés en raison de ses origines chinoises. L’erreur de M. Mécréant vient du fait que le terme (ashi) signifie tantôt le pied tantôt la jambe ou la patte, seul le contexte, ou à défaut une « écoute japonaise », permettant de distinguer l’un de l’autre.
Le cas suivant est intéressant car il montre comment le choix d’un terme peut révéler la réponse du traducteur à la question qui taraude le lecteur : s’agit-il d'un accident ou d’un acte prémédité ?
Le passage « 賢しそうな男だった »  (p. 94, ligne 11) est traduit par S. Élisseeff de la façon suivante : « C'était un homme d'aspect rusé » (p. 13), ce qui prive Han de l'auréole de sincérité attachée à de sa déposition. À l'inverse, M. Mécréant choisit, à juste titre, un terme neutre : « Han, pâle, les traits tirés, avait un air intelligent » (p. 42).
D’autres passages sont rendus de façon sensiblement différente par les deux traducteurs, comme le révèle l’exemple suivant. Ainsi à la question du juge : « Mais enfin, qu’est-ce qui t’a fait penser que tu l'avais fait exprès ? », Han répond (dans la traduction de M. Mécréant) : « L’idée que je n’avais pas ma tête à moi. » (p. 49). La traduction de S. Élisseeff est la suivante : « C‘est mon âme qui a perdu son équilibre » alors que dans une traduction proche de l’original (impossible à conserver bien sûr), Han précise qu'il a perdu son cœur : 私の度を失なった心です(p. 104 l. 10).
Ces quelques remarques montrent à quel point la traduction est une tâche difficile. Le lecteur doit ainsi garder à l’esprit que l’accès à la littérature étrangère passe par le prisme de la traduction, le traducteur devenant en quelque sorte le co-auteur méconnu de l'œuvre traduite.