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LA VIE IMMOBILE de Natsuki IKEZAWA


Natsuki IKEZAWA (07/07/45 -)

LA VIE IMMOBILE et L’HOMME QUI REVIENT de Natsuki IKEZAWA
 
Ces deux nouvelles sont d’une grande richesse et appellent de nombreux commentaires (comme l’ont montré nos discussions animées pendant le cercle du 15 février !).
Je me limiterai ici à évoquer la conception particulière de la nature qui est développée par les différents personnages des deux nouvelles. À aucun moment, ces derniers font allusion à un auteur, un lieu ou un monument de la civilisation du Japon et pourtant leur conception de la nature s’inscrit dans une histoire et gagne à être comparée à celle de l’époque de Heian et à la conception Zen dont elle constitue en quelque sorte l’aboutissement.
Comme l’a bien montré Dominique dans sa présentation des Journaux des Dames de cour, les nobles de l’époque de Heian exprimaient leurs sentiments en les rapprochant de phénomènes naturels qui leur servaient en quelque sorte de modèles. Ainsi, quand on voulait traduire la passion amoureuse, on pouvait évoquer le tumulte d’un torrent de montagne.
D’une nature à l’unisson des sentiments humains, nous passons au XIIème siècle à une nature dotée d’une personnalité, à l’image des êtres humains. La lune tient ainsi compagnie au moine Myoe qui n’hésite pas à écrire : « Mon cœur brille, pure étendue de lumière ; à n’en pas douter, la lune pensera que la lumière est sienne. » Dans son discours de réception du prix Nobel, Kawabata nous livre l’analyse suivante : « En regardant la lune, il [Myoe] devient la lune, et la lune ainsi regardée devient Myoe. Il s’enfonce dans la nature et ne fait plus qu’un avec elle.»
Comment ne pas relier ces remarques à l’aspiration vers une fusion avec la nature du jeune narrateur de La vie immobile ? « La peau de mon visage commençait à durcir. Sans doute n’était-ce encore que superficiel, mais la matière de mon corps approchait la matière du rocher. […] Pour devenir rocher, il ne fallait pas que je bouge. » (p.34) Quant à Pierre, il a franchi les limites de l’humanité pour se défaire de son moi et disparaître dans le cosmos, tout en accédant à une conscience aiguë du monde !
A l’inverse de Pierre, Sasae, à sa manière, « garde les pieds sur terre ». Il manifeste un grand intérêt pour la nature et en particulier pour la montagne où l’on pourrait voir la marque du taoïsme qui s’exprimerait également dans les conseils qu’il donne au jeune narrateur : « Fais le vide dans ton esprit, ne pense à rien. » […] « Coule-toi dans la nature des choses qui t’entourent ». Mais Sasae est également porté par une curiosité scientifique qui le conduit à s’intéresser aux premiers instants du monde. Il imagine que des éléments de forêts et de montagne donnent naissance au relief. Il évoque ainsi « une chute […] de particules d’arbres, de prairies et de landes, qui tombaient pareils à une neige et modelèrent tout ce qui est aujourd’hui visible sur Terre. » (p.57). Or cette vision l’obsède : « Quand je suis pris par une image, je ne peux plus m’en défaire. Cette image des particules de la Terre qui doucement tombent et s’accumulent, c’est comme si elle avait balayé tout ce qui se trouvait dans ma tête. Elle va d’ailleurs y rester encore un bout de temps. » (ibid.)
Étrange personnage que ce Sasae, peut-être le double de l’auteur : par instants, il porte sur le monde un regard proprement poétique qui n’est pas celui du géologue ou du commun des mortels. Jean Giono lui aussi présente une vision décapante de la réalité : « La montagne de Lure était vautrée comme une taure dans une litière de brumes bleues. »
Influence du zen et du taoïsme, certes, mais peut-être faut-il être particulièrement attentif aux dernières paroles de Sasae, comme le remarquait justement Mireille. « Je t’assure que j’appartiens bel et bien à la Terre, que je suis un être humain tout ce qu’il y a de plus terrien. Il n’y a pas si longtemps, les hommes me ressemblaient tous ». – « Pas si longtemps ?». « Environ 10 000 ans. Lorsque l’esprit des hommes était directement en relation avec les étoiles, et lorsque ces mondes lointains et la réalité immédiate des chasseurs et des proies voisinaient au sein de leur esprit ». (p.84). « 10 000 ans » nous dit Sasae. Il s’agit du début de la période Jōmon qui marque la transition entre le paléolithique et le néolithique mais Ikezawa choisit sans doute cette date parce qu’il s’agit d’un chiffre rond, suffisamment éloigné pour ancrer l’idée qu’en ces temps-là, la place de l’homme dans le cosmos était tout autre. 10 000 ans ! C’est aussi la date que choisit le photographe Sugimoto pour commenter l’exposition Horizon qu’il consacre à la mer. Dans l’émission de Laure Adler qui lui est consacrée, Sugimoto s’interroge : « Qu’y-a-t-il de commun entre les hommes d’il y a 10 000 ans ou plus et les hommes d’aujourd’hui ? […] Au fond, qu’est-ce qui restera quand la civilisation disparaîtra ? C’est une vision de la mer. » Pour Sugimoto, la conscience humaine est apparue quand l’homme s’est trouvé face à la mer et qu’il l’a vue comme objet extérieur. Considérant que l’époque contemporaine n’accorde plus de place à l’humain, Sugimoto conçoit la photographie comme une véritable machine à remonter le temps qui lui permet de revenir à une humanité primitive.
C’est donc peut-être de ce côté-là qu’il faut chercher une explication aux nouvelles d’Ikezawa. Retour vers un lointain passé, peut-être embelli, dont le film de Ciro Guerra, L’étreinte du serpent, nous donne un aperçu.
Didier DON

LA VIE IMMOBILE de Natsuki IKEZAWA

Le livre s’ouvre par une page programmatique donnant des pistes d’interprétation du récit : Elle met en effet l’accent sur la difficulté de l’échange, l’imperméabilité entre le monde extérieur (naturel ou humain) et le monde intérieur ( soi). On reconnaît au travers de ces considérations générales, et au fur et à mesure de la lecture de la nouvelle, un canevas de quête : celle d’une harmonie qui se fonderait sur l’échange entre ces deux mondes.
Si le lecteur se met dans les pas du narrateur ( « je »), il est mis tout d’abord face à des échanges difficiles voire interdits comme cela l’est entre les teintures, symbole de la relation codifiée entre les individus - et pourtant que de créativité potentielle ! -, interdits aussi entre les classes sociales (le narrateur et le contremaître) – et pourtant chacun est en soi un brave homme-, difficiles entre « je » et Sasai, plus âgé et de tempérament opposé au sien. Mais peu à peu les échanges se tissent : le contremaître s’adoucit avec « je », son employé ; « je » et Sasai s’apprivoisent ( grâce à l’alcool) et des essais d’échange apparaissent jusqu’à ce que Sasai vienne habiter dans la maison du narrateur et lui propose de s’associer avec lui : l’échange autour de ce projet devient alors fusionnel, du moins en apparence : Sasai , le « penseur », charge « je », l’ « opérationnel », de mettre en place un processus d’échange – mais , ironie de l’auteur ( ?), il s’agit d’échange boursier. Ces échanges vont symboliquement se faire par le narrateur (l’adjuvant du récit) entre le monde intérieur (la maison) et le monde extérieur (la ville et la société bancaire)
S’il y a ironie ce n’est pas par l’exploitation par Sasai  du narrateur: cette relation ne vise pas à corrompre le narrateur ; d’ailleurs Sasai ne garde pas les profits tirés de ces échanges.
Au contraire, il s’en détache, et abandonne « je » à lui-même. Mais ce point culminant du récit est déceptif. « Je » reviens à sa vie falote et Sasai disparait.
Comment alors interpréter cette fin ? Cette quête qualifiée de « mensongère »est-elle le reflet de l’illusion des échanges entre l’homme et le monde ?
Il me semble que le titre «  Still life » apporte une réponse possible : still life est le règne des apparences de la vie ordinaire. Mais l’auteur montre que chacun peut faire l’expérience d’une métamorphose, certes épisodique, particulièrement dans la contemplation de la nature, redécouverte dans un élan vital primordial : « je » va ainsi le découvrir : tout d’abord en contemplant la neige, bravant le froid, ce qui l’amène à percevoir mentalement le mouvement vital du monde à l’inverse de la perception habituelle : de bas en haut pour la neige, de haut en bas plus tard, pour les arbres. Le mouvement traduit l’élan d’échange vital primordial, que plus tard les deux personnages percevront à l’unisson à des moments privilégiés d’observation en grande disponibilité et détachement (photos de la montagne). Comme cela peut l’être aussi face à une nature morte, appelée «  still life », que le spectateur attentif va décrypter comme le support de la vie invisible des objets.
Mais si « je » s’enthousiasme et est perméable aux échanges, son ami, plus placide, plus « scientifique », vit ces échanges comme des passages provisoires, sans avenir, quasi absurdes.
Ainsi on peut lire cette nouvelle comme l’histoire d’une quête métaphysique de l’auteur dédoublé en deux êtres opposés, image incarnant aussi la conscience moderne tiraillée entre deux tendances contraires, celle de l’observation lucide et sans complaisance du monde faisant abstraction de son moi, mais sans possibilité de joie, celle de l’esprit enthousiaste, et un peu naïf, capable de se dépasser. Laquelle permet en définitive le plus d’échange ? Seule leur combinaison le permet. Mais elle est provisoire, fragile, insaisissable : la plupart du temps, «  nous n’avons que des distances moyennes. Plus d’action dans le proche et dans le lointain, plus rien qu’une réalité ambiguë, flottante, mensongère », celle de la « vie immobile ».
Mireille BARTOLI


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