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LE PRÊTRE DE SHIGA ET SON AMOUR de Yukio MISHIMA

















Yukio Mishima a écrit Le prêtre de Shiga et son amour (志賀寺上人の恋) en 1954. Cette nouvelle fut traduite en 1983 chez Gallimard. À la demande expresse de l’auteur, la traduction française a été faite d’après la traduction anglaise et Dominique Aury s’est chargée de la traduction. La qualité de son travail n’est pas à mettre en cause. Ses nombreuses traductions de la littérature anglaise et américaine le prouvent amplement. Il n’en reste pas moins vrai que sa traduction comporte des erreurs liées au refus de Mishima de partir du texte original. Ainsi le terme essentiel de Jodo (浄土) aurait dû être rendu par la traduction classique de « Terre pure » et non par « Pays pur ».

Les surprises de l’amour ou comment l’échange d’un seul regard rapproche deux êtres qu’apparemment tout oppose

Les anglais utilisent le terme de « love at first sight » pour désigner ce mouvement de violente passion qui nous porte vers quelque chose ou quelqu’un. Or si le grand prêtre est bien foudroyé par l’échange de regard avec une grande dame de la cour, cette dernière, qui est parée du titre éblouissant de « Grande Concubine Impériale », ne voit pas un être de désir, de chair et de sang dans l’homme qui la fixe si effrontément. Il est vrai qu’à ses yeux, « ce vieil et austère ascète[1] », par la vie retirée qu’il mène et par les mortifications qu’il s’est imposées tout au long de sa vie, semble échapper au monde de l’illusion et à ses sortilèges.
Son aspect physique ne vient-il d’ailleurs pas renforcer l’impression d’un homme qui n’appartient déjà plus à ce monde ? « Pour ce qui était de son corps, on aurait pu dire que le prêtre avait été à peu près abandonné par sa propre chair. Quand il arrivait de le regarder – lorsqu’il se baignait par exemple – il était content de voir que les protubérances de ses os étaient recouvertes de peau desséchée et précaire[2]. »
La satisfaction que le vieux prêtre tire de la décrépitude de son corps, marque son rejet des plaisirs de la chair et renvoie à sa décision de renoncer au « monde flottant ». Ce terme mérite quelques explications. Il possède en effet deux sens sensiblement différents qui sont définis avec une grande clarté par Danielle Elisseeff : « Dans le Japon du XVIIème siècle, le « monde flottant », ou ukiyô est tout à la fois le monde des divertissements, du théâtre de kabuki et des maisons de thé, des acteurs et des courtisanes, univers « aux marges » d'une société urbaine et prospère ». C’est ce sens qui nous est le plus familier. Il correspond aux images du monde flottant, ukiyô-e (浮世絵), largement diffusées en France grâce aux estampes d’Okusai. Il existe toutefois un sens premier s’applique à la nouvelle de MISHIMA. Reprenons l’analyse de Danielle Elisseeff :
« Le mot japonais ukiyô, dans son sens ancien, est lourd de notions bouddhiques. Il véhicule des thèmes graves et pessimistes : la réalité d'un monde dont la seule certitude est l'impermanence, elle-même source de regrets. L'expression circule déjà au Japon à l'époque de Heian (794-1185). L'esprit du temps, clairement perceptible dans la littérature, goûte une forme de mélancolie élégante : entre nostalgie et tragédie, hommes et femmes répondent aux coups du sort en les traitant avec une gravité légère et résignée. Car tout n'est qu'illusion : les êtres passent, s'évanouissent et réapparaissent sans fin, pris dans la roue de la Loi ».
Le terme d’illusion est bien sûr essentiel. Il renvoie à la première des quatre nobles vérités :
« Voici, ô moines, la noble vérité sur la souffrance. La naissance est souffrance, la vieillesse est souffrance, la mort est souffrance, être uni à ce que l’on n’aime pas est souffrance, être séparé de ce que l’on aime est souffrance, ne pas avoir ce que l’on désire est souffrance ; en résumé, les cinq agrégats d’attachement sont souffrance[3]. » Dans la perspective bouddhiste, cette peinture sombre de l’existence ne débouche toutefois pas sur le désespoir car il existe une voie, exprimée dans la quatrième noble vérité, qui permet d’échapper à la souffrance. Mais ne pourrait-on objecter que l’existence ne se réduit pas à la souffrance et qu’après tout, on peut connaître le bonheur en étant simplement uni à l’être qu’on aime ? L’argument est entendu par le bouddhisme qui y répond en faisant un détour par le sens du terme sanscrit duhkha, celui qui précisément désigne la souffrance. Ainsi comme le remarque Dennis Gira, « quand ce mot est employé par le Bouddha, il peut aussi avoir le sens d’« imperfection » et d’« impermanence ». Dire que tout est souffrance (duhkha), c’est dire en effet qu’il n’y a rien qui ne soit soumis à des changements incessants. Et plus l’homme cherche quelque chose de permanent auquel il puisse s’attacher dans ce monde éphémère, plus il souffre. Or c’est une position qui ne manque pas de logique. […] Tôt ou tard, les plus grands plaisirs de l’homme se transforment en expérience douloureuse car on s’aperçoit, ou bien qu’ils ne sont pas éternels, ou bien qu’ils ne satisfont pas pleinement. Tout est donc véritablement duhkha, souffrance[4]. »
Nourri des enseignements de Bouddha, le grand prêtre, arrivé à l’âge de la vieillesse, pense avoir repoussé toutes les tentations. Il est porté par une telle force spirituelle qu’il est sorti vainqueur du combat intérieur contre les tentations de la chair de sorte qu’il n’a jamais rompu son vœu de chasteté. Son esprit est désormais entièrement tourné vers la Terre pure : « Toutes les nuits, il vivait en rêve au Pays Pur et, lorsqu’il se réveillait, il savait que continuer dans le monde présent était demeurer enchaîné à la passagère tristesse d’un songe[5]. » Et pourtant, il a suffi qu’il croise le regard de la Grande Concubine pour que le monde figé de ses certitudes s’effondre, emporté par un flot de sensations et d’émotions nouvelles. Le grand prêtre est effondré, anéanti et en même temps rendu à la vie par le spectacle d’une beauté dont il ne soupçonnait pas l’existence. Ne considérait-il pas en effet les femmes comme des créatures entièrement charnelles ? Le doute l’envahit. À l’instar du héros du film Vivre de KUROSAWA, qui se rend compte de l’inanité de sa vie professionnelle et personnelle au moment où il ne lui reste plus que quelques mois à vivre, le Grand Prêtre se demande s’il n’est pas passé à côté de l’essentiel en renonçant au monde flottant. L’image de la Grande Concubine s’impose au vieux prêtre. Elle l’obsède même et tous ses efforts pour y échapper l’y ramènent sans cesse et le détournent de la pensée de la Terre pure. La découverte de sa beauté, source d’éblouissement, cède la place au sentiment amoureux. Mais que peut-il espérer ? Il est bien sûr inconcevable d’imaginer un amour physique entre ce vieillard boitillant, enlaidi par la passion qui le dévore, et la Grande Concubine impériale qui incarnait toute l’élégance de la Cour.
Et pourtant, le grand prêtre réussit à sortir de l’impasse où il s’était enfermé. Puisqu’il ne peut chasser la Grande Concubine de son esprit, il décide de donner libre cours à son imagination. Il prend alors plaisir à embellir sa vision de la dame, « tout à fait comme s’il ornait de diadèmes et de guirlandes une statue de Bouddha[6] », puis il la voit comme l’essence de toute chose et enfin comme un immense lotus étendu sur les eaux. Ainsi s’opère la transmutation d’un amour désincarné en un amour divin, de nature mystique. « La Grande Concubine Impériale se confondait désormais avec sa vision de l’immense lotus aux deux cent cinquante yojanas[7] », ce qui, selon l’auteur, allait à l’encontre des enseignements du Bouddha. Diviniser une femme, être de chair et de sang, n’est-ce pas s’enfoncer irrémédiablement dans le monde de l’illusion ?
Comparer la femme désirée à un Bouddha trouve un écho dans la mythologie grecque. Ne parle-t-on pas de Vénus à propos d’une belle femme et ne dit-on pas d’un jeune homme d’une grande beauté qu’il est un Apollon ou un Adonis ? Le contexte est toutefois totalement différent car les dieux grecs éprouvent des sentiments humains. Zeus tombe ainsi amoureux de Léda et prend l’apparence d’un cygne pour la séduire. Ce type de comparaison se retrouve également sous la plume d’un autre écrivain, Yasunari KAWABATA. Dans sa nouvelle Les belles endormies (眠れる美女), des hommes âgés passent des nuits auprès de jeunes filles dénudées qui dorment profondément sous l’emprise de somnifères. Or l’un d’eux, Kiga, déclare à son ami Eguchi : « c’était comme si l’on couchait avec un Bouddha caché[8]. » À l’évidence, il ne s’agit pas d’une simple question de plaisir esthétique car ces nuits sans sommeil réveillent souvent des souvenirs bien dérangeants chez ces hommes âgés. L’idée d’un « Bouddha caché » renvoie sans doute au fait qu’au Japon certains temples, en général de tradition ésotérique, abritent des statues de Bouddha qui ne sont qu’exceptionnellement montrées au public. Ce fut ainsi le cas en 2013 dans le temple de Rissakuji de l’école Tendai à Yamagata (山形 ). Pour la première fois depuis 50 ans, une statue en bois de Yakushi Nyorai a été exposée au regard de visiteurs et il est prévu que la prochaine exposition se déroulera en 2063.
Le contraste est saisissant entre le Grand Prêtre et la Grande Concubine Impériale : décrépitude et dénuement d’un côté, jeunesse et beauté reconnue de tous de l’autre. Et pourtant, ils partagent l’essentiel. En adeptes convaincus de la doctrine de la Terre pure, ils se rejoignent en effet pour porter un jugement dépréciatif sur le monde ; la Grande Concubine le définit même comme « ordure et souillure[9] ». Il n’est dès lors pas étonnant que l’un et l’autre vivent en dehors du présent. « Aux yeux du Grand Prêtre, le monde n’offrait qu’immobilité, il était devenu simple image peinte sur une feuille de papier, carte de quelque terre étrangère[10].» Quant à la Grande Concubine, « le monde présent l’ennuyait à mourir, elle croyait au Pays Pur[11] ». Éprouvant une grande méfiance à l’égard des hommes, nobles et jeunes courtisans, qu’elle côtoie à la Cour, la Grande Concubine porte une grande estime au vieux prêtre pour son renoncement aux plaisirs de ce monde. Elle est également extrêmement sensible au fait qu’il est prêt à abandonner le monde à venir par amour pour elle. Mais son sentiment se transforme bientôt en inquiétude. N’est-elle pas coupable de détourner le Grand Prêtre du chemin de la Terre pure et tout cela ne la mènera-t-il pas en enfer ? Il s’effectue alors une mutation de l’intérêt qu’elle porte au Grand Prêtre. Elle ne voit plus en lui que l’incarnation du Bouddha en un mouvement analogue à celui du Grand Prêtre qui « voyait, à travers elle, au-delà d’elle, le Pays Pur[12]. » L’homme aux mains de Bouddha, qu’elle était prête à accueillir, était parti sans mot dire. « Le cœur de la Grande Concubine Impériale se glaça[13]. » Elle apprit quelques jours plus tard qu’il avait quitté ce bas-monde dans sa cellule de Shiga. « Lorsqu’elle apprit la nouvelle, la dame de Kyogoku se mit à copier les Soutras, rouleau après rouleau, de sa plus belle écriture. »[14]
Ainsi donc, le Grand Prêtre et la Grande concubine Impériale ne purent échapper à la puissance de leur désir qui changea radicalement le cours de leur existence alors même qu’ils s’étaient efforcés toute leur vie de le contenir.

Bref aperçu du bouddhisme de la Terre pure à l’époque du Grand Prêtre

La nouvelle se déroule à l’évidence à l’époque de Heian. MISHIMA entame en effet son récit par une longue description de la Terre pure, royaume du Bouddha Amida. Or cette description s’inspire de L’Essentiel du Salut d’Eshin[15] qui parut en 985. En outre, il est souvent fait allusion à l’Empereur et à la cour à travers le personnage de la Grande Concubine quoiqu’aucun nom d’Empereur ne soit cité. Il est également fait référence aux « Derniers Jours de la Loi[16] » ou mappô (末法), que l’on traduit habituellement par « Dharma de la fin ». Le mappô se produit vers la fin de l’époque de Héian et constitue une tentative d’explication bouddhiste des troubles politiques, famines et catastrophes naturelles qui affectèrent le Japon à cette époque. Qu’en est-il exactement ? « Le Buddha historique aurait […] prédit qu’après son entrée dans le nirvâna son enseignement serait pleinement efficace pendant une période de mille années, puis perdrait de sa force et deviendrait plus formel pendant une seconde période de mille années ; ensuite son enseignement se dégraderait totalement et perdrait son pouvoir salvateur. En considérant que le Buddha était entré dans le nirvâna en 949 avant J.-C., on avait calculé que l’année 1052 ouvrait la dernière période (mappô). Le monde étant devenu trop corrompu, il n’était plus possible aux hommes de pratiquer le bouddhisme de façon authentique ni de parvenir à l’Éveil »[17].
MISHIMA indique également que la Grande Concubine est attirée par le bouddhisme de la Terre pure. Il convient de préciser ici qu’il s’agit de la doctrine de la Terre pure (Jôdo-kyô 淨土教) et non à proprement parler de l’école de la Terre pure (Jôdo shû (浄土宗) qui ne connut son véritable essor qu’à l’époque de Kamakura. Cette école fut fondée par le moine Hônen Shônin, Hônen le saint homme, qui vécut de 1133 à 1212. C’est avec un certain succès qu’Hônen prêcha la doctrine du Bouddha Amida auprès des classes populaires et il consacra l’essentiel de son enseignement à la pratique exclusive du Nembutsu, qui consistait à répéter de façon incessante la formule Namu amida butsu (« Hommage au Bouddha Amida »). S’il récitait cette formule avec un cœur pur, le fidèle était assuré d’accéder au Paradis de la Terre pure. Or il n’est à aucun moment question de Nembutsu dans la nouvelle alors que Genshin en parle fréquemment dans le Recueil de textes essentiels sur la renaissance. Rien n’est dit des éventuelles pratiques bouddhistes de la Grande Concubine en dehors de la copie des sûtras, qu’elle entreprend après avoir appris l’ultime délivrance du grand prêtre dans sa cellule de Shiga. Elle ne fait en l’occurrence que se conformer à la pratique des grandes dames de la cour dont certaines se retiraient dans des monastères. Quant au grand prêtre, il lit des sûtras, accomplit la contemplation du chrysanthème, celle de la Totalité ainsi que celle des Parties. S’il aspire donc, comme tout amidiste, à atteindre le Paradis de la Terre pure, il emprunte le sentier escarpé de l’étude et de l’ascétisme et en cela, il se rattache à d’autres écoles bouddhistes comme Tendai ou Shingon qui considèrent que le salut ne peut venir que de sa force personnelle (jiriki 自力) et de ses seuls mérites. Ainsi, le grand prêtre ne semble pas accorder du crédit à la force compassionnelle d’Amida, ce « pouvoir autre » ((tariki 他力) qui lui permet d’accueillir sur sa Terre tous ceux qui lui rendent hommage en prononçant son nom ! Shinran shônin, Shinran le saint homme (1173-1262) fut un disciple de Hônen et il fonda un mouvement qu’il désigna, au grand mécontentement des fidèles de Hônen, par le terme de Véritable école de la Terre pure (浄土真 Jôdo-shinshû) et il alla plus loin dans la confiance qu’il accordait au « pouvoir autre » du Bouddha Amida. Il considérait en effet qu’un criminel, conscient de ses faiblesses et de ses fautes, trouverait plus facilement sa place au Paradis de la Terre pure qu’un homme vertueux car ce dernier aurait tendance à compter uniquement sur ses propres forces alors qu’un criminel manifesterait une pleine confiance dans la miséricorde d’Amida. Le degré d’exigence morale des fidèles amidistes est donc moins élevé que dans d’autres écoles bouddhistes. D’ailleurs ne désigne-t-on pas le bouddhisme de la Véritable école de la Terre pure comme la « voie facile » et Shinran lui-même n’a-t-il pas fait peu de cas du vœu d’abstinence sexuelle qui fait partie de la discipline du clergé bouddhiste ? On pourrait dire à sa décharge qu’il n’est pas le seul moine dans ce cas. « Quand au XIIIème siècle, Shinran, moine du Tendai, décida de prendre femme, il ne fit qu’officialiser une pratique qui ne semblait pas soulever de grandes réprobations. En dehors de la Véritable école de la Terre pure qui se réclamait de Shinran, les autres écoles maintinrent officiellement l’obligation d’abstinence sexuelle, même si, dans les faits, tout le monde savait qu’elle n’était pas observée, que ce soit avec des concubines ou des gitons, les fameux chigo.[18] »

Le triptyque de Kôyasan, un exemple d’illustration artistique du culte d’Amida

La figure du Bouddha Amida ( Amitâbha en sanscrit) est centrale en Asie. Il pénètre en Chine au IIème siècle après J.-C. puis gagne la Corée, le Sud-Est asiatique et le Japon au Vème et VIème siècles. Il ne faut donc pas s’étonner de l’extraordinaire richesse de l’iconographie relative à l’amidisme qui inspira un grand nombre d’artistes tant dans les domaines de la peinture que de la sculpture, la littérature et même l’architecture. Au Japon, la représentation la plus connue du Bouddha Amida, et en tout cas la plus imposante, est sans conteste la monumentale statue en bronze du Grand Bouddha (大仏) qui se trouve à Kamakura dans le temple Kôtoku-in (高徳院) de l’école de la Terre pure. Elle date des années 1250 et dégage une impression de grande force qui s’accorde bien avec l’esprit guerrier de la période Kamakura. D’autres représentations du Bouddha Amida s’expriment dans le registre de la finesse et de la délicatesse qui caractérisaient l’époque de Heian. C’est le cas de la statue d’Amida en bois recouverte de feuilles d’or du sculpteur Jôchô (定朝) qui se trouve dans le temple Byôdô-in (平等院) de la ville d’Uji. Mais nous nous intéresserons à une autre représentation d’Amida qui, en dehors de ses grandes qualités esthétiques, présente la particularité d’illustrer un point de la doctrine amidiste qui est connu sous le nom de Descente d’Amida. Il existe de nombreuses œuvres illustrant cet épisode, de même qu’abondent les représentations de certains événements fondateurs de l’enseignement du Bouddha comme la prise de la terre à témoin ou l’éveil au nirvâna.
Un court rappel de la doctrine amidiste s’impose ici. Amida était un moine pieux du nom de Dharmakara qui, devenu bodhisattva (être d’éveil), voulait venir en aide aux autres hommes afin de les conduire sur le chemin de la délivrance ultime. En cela, il ne se distinguait pas des autres bodhisattvas mais il était animé d’un tel esprit de compassion qu’il avait fait le serment de renoncer à l’illumination tant que les autres hommes en seraient privés. Comme cela a été dit plus haut, il suffisait à chacun de répéter avec un cœur sincère la formule du Nembutsu pour accéder au Paradis de la Terre pure. L’engagement du Bouddha Amida s’est exprimé sous la forme de 48 vœux qui sont contenus dans le Sûtra de la vie infinie. Dans la traduction française[19], chaque vœu commence par la formule « Quand je serai Bouddha » et se termine par la proposition : « Si cela ne doit pas être, je préfère ne pas devenir Bouddha ». Leur ensemble constitue toute une série de propositions qui dessinent avec précision la nature de la terre du Bouddha et le sort de ceux qui y naîtront. Jouissant d’une vie éternelle, ceux-ci seront doués de pouvoirs surnaturels et disposeront d’un « œil » et d’une « oreille » divines. Ils ne seront entravés par aucune forme d’attachement et ils auront l’assurance de ne plus retomber dans les royaumes du mal.
Le vœu suivant est particulièrement important car il sert de fondement aux nombreuses représentations de la Descente d’Amida : « Quand je serai Bouddha, tous les êtres vivants de tous les mondes dans toutes les directions qui, ayant entendu mon nom, accompliront toutes sortes de bonnes actions dans le but d’aller naître dans ma terre de Bouddha, tous ces êtres vivants me verront apparaître au moment de leur mort et iront naître dans ma terre de Bouddha. Si cela ne doit pas être, je préfère ne pas devenir Bouddha[20]. »
La Descente d’Amida que vous pouvez voir ci-dessous est la reproduction d’un triptyque sur soie rehaussée de fils d’or. Largement connu sous le nom d’ « Amida Raigo triptych » ou de « Kôyasan triptych », il se trouve actuellement au musée de Reihôkan au mont Kôya, haut lieu du bouddhisme japonais, surtout d’obédience Shingon, situé à côté d’Ôsaka. Il se présente sous la forme de trois rouleaux suspendus, les deux rouleaux latéraux étant susceptibles de se rabattre sur le panneau central en le recouvrant exactement. Datant des années 1150-1180, il adopte la forme des autels portatifs utilisés par le clergé bouddhiste depuis des siècles.


Vue d’ensemble du triptyque


Vue détaillée du rouleau central



Si l’on jette un coup d’œil rapide sur l’ensemble du triptyque, on en tire une première impression quelque peu contrastée. À la position statique d’un Amida imposant, qui trône sur un lotus, répondent les diverses postures d’une nuée de personnages portés par des nuages dont les ondulations donnent une impression de mouvement. Il faut en effet garder à l’esprit l’idée de déplacement qu’exprime bien le terme japonais de Raigo () : Amida quitte sa Terre pure et s’en vient accueillir le moribond pour le conduire au Paradis. Il existe même des tableaux ou des sculptures, dénommés Haya Raigo (Descente rapide) qui insiste particulièrement sur la vitesse avec laquelle Amida se rend auprès de la personne mourante.
On remarquera toutefois qu’en général, ce sont les assistants d’Amida qui traduisent l’effet de rapidité. Dans le triptyque de Kôyasan, l’immobilité d’Amida convient bien à la majesté propre au Bouddha. Celle-ci est renforcée par l’auréole plus sombre qui entoure son corps. Bordée par un léger halo doré – rendu par des fils d’or – elle donne l’impression d’un rayonnement d’autant plus fort qu’il est à peine esquissé.
On sait que les positions des mains du Bouddha sont importantes. Elles sont en effet porteuses d’un sens et signent en quelque sorte l’action du Bouddha. On emploie à leur propos le terme sanscrit de mudra qui précisément désigne un sceau. Dans le cas présent, Amida fait le geste de l’accueil (raigo-in 来迎印). On remarquera le vêtement très simple du Bouddha qui porte traditionnellement une tenue de moine. Il n’en va pas de même de ses assistants qui sont des bodhisattvas ce qui est habituel dans ce genre de représentations. Ils sont en l’occurrence particulièrement nombreux. On en dénombre en effet 32, dont 15 musiciens. On ne connaît pas leur nom car ils sont de rang inférieur, à l’exception des deux bodhisattvas placés au premier plan, à la droite et à la gauche du Bouddha. Par leur apparence physique, ils ne se distinguent pas des autres bodhisattvas alors qu’ils sont bien connus et jouent un rôle éminent. Ceci est particulièrement vrai pour Kannon, le bodhisattva situé à la gauche d’Amida. Il tient dans ses mains un trône en or destiné à recueillir l’âme du moribond, qu’il portera ensuite jusqu’à la Terre pure. On pourrait s’interroger sur la notion d’âme qui est ici évoquée. Le bouddhisme rejette en effet l’idée d’un soi permanent, à la différence de l’hindouisme. Celui-ci défend l’idée d’âtman qui correspond aux notions de soi, d’âme ou de réalité intérieure de l’individu, l’âtman subsistant au-delà des migrations. Si le corps du défunt est abandonné ici-bas par Amida qui ne rapporte sur sa Terre que son « âme » - à défaut d’autre terme - l’individu qui renaît au paradis revêt en quelque sorte une autre forme. Dans son quatrième vœu, le Bouddha Amida affirme en effet qu’il accueillera uniquement sur sa Terre des hommes et des dieux (deva) qui seront tous semblables et d’une égale beauté.
 Kannon est avec Jizô l’un des bodhisattvas les plus populaires du Japon. Il incarne la compassion et prend des formes très diverses. A certaines époques, l’importance de Kannon était telle qu’elle était vénérée comme figure centrale du Paradis de la Terre pure, à la place du Bouddha Amida[21]. Quant au bodhisattva situé à droite du Bouddha Amida, il porte le nom de Seishi et incarne la sagesse. En joignant les deux mains, il accomplit le mudra de la prière (gasshô). Kannon et Seishi sont les acolytes « attitrés » du Bouddha de sorte qu’on emploie habituellement l’expression « triade d’Amida » pour les désigner. L’ensemble des bodhisattvas se distinguent du Bouddha par la richesse de leur parure. Diadèmes, colliers et bracelets s’harmonisent avec les amples vêtements aux couleurs chatoyantes qui se détachent sur les volutes beiges des nuages. Le rose délicat des lèvres, rappelé ça et là par le rose aux multiples nuances de certains vêtements et celui, encore plus fin, de quelques pétales de lotus, annoncent le bonheur qui attend le moribond. Par la beauté des drapés, le délié des mouvements et la délicatesse des mudras, ces bodhisattvas sont à rapprocher des peintures qui ornent les grottes de Mogao à Dunhuang sur la route de la Soie
La présence de musiciens est très fréquente dans les descentes d’Amida. Rien d’étonnant à cela : la musique occupe une place de choix dans les plaisirs que dispense la Terre pure si l’on en croit Genshin[22] : « A l’intérieur des palais et au-dessus des tours une multitude d’anges jouent constamment de la musique sacrée et chantent des hymnes de louange au Très Saint Bouddha ».[…] L’air est rempli de cordes gemmées, où par myriades sont suspendues les cloches qui rythment à l’infini la loi suprême du Bouddha, et d’étranges instruments de musique, qui jouent tout seuls sans que jamais on les touche, se dispersent à perte de vue dans le ciel transparent.[23] ».
Dans la Descente d’Amida qui nous occupe, quinze des bodhisattvas jouent d’un instrument de musique. La précision du dessin permet d’identifier la plupart d’entre eux. Si l’on part de la droite de Kannon, on aperçoit une cithare (koto) et au-dessus, un luth, une harpe vajra puis, légèrement vers la gauche, un tambour kakko, un tambour vertical, un autre horizontal ainsi qu’un gong. On distingue aussi à gauche de l’auréole du Bouddha un instrument à vent dénommé shô, orgue à bouche d’une nature particulière. « Le shô, instrument à vent très ancien chargé de l’harmonie du gagaku, peut, comme un harmonica, émettre aussi bien en inspiration qu’en expiration, ce qui permet de retenir longtemps l’harmonie,pour évoquer l’éternité et l’harmonie. Ses 5-8 notes créent des dissonances semblables à celles de la musique contemporaine et ses « accords troubles » sonnent comme quelque chose de sacré. Le caractère chinois désignant le mot « shô », inventé au Japon, est composé de « bambou » et de « vie ». Cet instrument est fait de 17 tiges fines de bambou dont chacune comporte une anche. Pendant tout le concert, chaque fois qu’il est possible, le joueur de shô doit réchauffer l’instrument sur un braséro de charbon de bois pour assouplir les anches.[24] »
Ces divers instruments relèvent tous de la musique de cour de Heian, qu’on désignait du terme de gagaku. D’origine chinoise, le gagaku se compose de danses, de poèmes chantés et de pièces instrumentales. Il remplit une fonction profane et une fonction rituelle liée à la célébration shintô du culte des ancêtres en présence de l’Empereur. Si l’on en croit Bo Lowergren, auteur d’une étude très fouillée sur le sujet, « en dehors des instrumentistes à vent, tous les musiciens ont les lèvres entrouvertes et chantent tout en jouant de leur instrument. Les autres bodhisattvas ont les lèvres closes.» Il existe ainsi dans le gagaku des pièces vocales (utamono) qui correspondent à des poèmes chantés en japonais ou en chinois. On ne peut toutefois pas réduire la musique de l’époque de Heian au gagaku. Il existait aussi le shômyô, également d’origine chinoise, qui désignaient les chants psalmodiques exécutés par les moines lors des cultes bouddhiques. On peut rapprocher avec profit le shômyô du chant grégorien. Un récital unique a d’ailleurs été organisé à Paris en 2000 ; il réunissait des moines de Fukuoka de tradition Shingon, des musiciens de gagaku et le chœur grégorien de Paris. Au-delà de l’émotion intense ressentie par le public, cette rencontre exceptionnelle a fait surgir de l’ombre l’essence même de ces deux formes de chant qui relèvent de traditions religieuses très éloignées l’une de l’autre. C’est ce qu’a exprimé avec une grande justesse le compositeur Shigehiro YAMAMOTO : « Il est très intéressant d’observer les points communs entre le chant grégorien pratiqué depuis le 7ème siècle dans l’Église catholique et le shômyô, monodique et pentatonique, chanté par des moines bouddhistes, donc uniquement des voix masculines. L’un et l’autre ont un rythme libre, comme fluctuant et puissant car, consistant en prières chantées, ils sont tous deux créés à partir de l’intonation des textes religieux. Les textes sacrés de l’un comme de l’autre sont accompagnés de signes sinusoïdaux, comme des vagues indiquant la façon de chanter. Musiques purement linéaires et répétitives, essentiellement fidèles au rythme du texte, elles ne comportent aucun effet romantique ni même d’émotion. Un autre point commun consiste dans le style d’exécution : c’est un moine éminent ou un prieur de haut rang qui amorce le chant en solo que suivront les autres en réponse. Une différence essentielle existe cependant pour une raison expérimentale : alors que le shômyô est né dans des constructions en bois, le grégorien s’est déployé dans la pierre. Les cadres architecturaux respectifs ont constitué ainsi des espaces acoustiques induisant des vocalisations très différentes. Pour le shômyô et le gagaku exécutés dans des jardins ou dans des constructions en bois et en papier, qui résonnent peu, une voix dure et tendue ainsi qu’un son trouble et aigu des instruments conviennent mieux. Pour le grégorien, une tout autre vocalisation s’est développée, profitant de l’acoustique extraordinaire des églises de pierre. La voix des chanteurs venant du fond de l’église et résonnant face au crucifix et au retable, est répercutée par l’autel vers le public. Cette voix d’une limpidité profonde et d’un puissant effet acoustique évoque dieu, vers l’univers duquel l’univers se sent invité à s’élever. Si le chant grégorien est céleste, le shômyô bien que musique sacrée est terrestre. C’est l’homme de ce bas monde empli de souffrance qui lance un appel vers le salut pour le nirvâna. C’est une « musique de l’aspiration vers l’âme humaine », recherche d’une communiion avec le Bouddha. Dans le grégorien, c’est dieu qui descend vers l’homme, « avec une musique divine d’invitation à l’apaisement. » Ainsi le shômyô me paraît-il humain tandis que le chant grégorien est divin »[25].


Didier DON


[1] MISHIMA Yukio Le prêtre du temple de Shiga et son amour in La mort en été, Folio, Éditions Gallimard, 1983 pour la traduction française, p. 115.
[2] Ibid, p. 114.
[3] GIRA Dennis Comprendre le bouddhisme, Le Live de poche, n°14366, 1986, Paris, p. 43/44.
[4] GIRA Dennis, ibid, p. 45.
[5] MISHIMA Yukio, ibid, p. 114.
[6] Ibid p. 124.
[7] Ibid, p. 125.
[8] KAWABATA Yasunari, Les Belles Endormies, Le Livre de poche Biblio, p. 16, (R. Sieffert Trad), 1982.
[9] MISHIMA Yukio, ibid, p. 119.
[10] Ibid, p. 113.
[11] Ibid, p. 119.
[12] Ibid, p. 129.
[13] Ibid, p. 133.
[14] Ibid, p. 133.
[15] Ibid, p. 109.
Le titre original de ce recueil est : 往生要集 (Ôjô-yôshû) que l’on traduit habituellement par Recueil de textes essentiels sur la renaissance. Son auteur est surtout connu sous le nom de Genshin (源信).
[16] MISHIMA Yukio, ibid, p. 119.
[17] HEINEMANN Robert et GRIOLET Pascal, article Bouddhisme in Dictionnaire de la civilisation japonaise, éditions Hazan, Paris, 1994, p. 63.
[18] MACÉ François et Mieko, Le Japon d’Edo, Éditions Les Belles Lettres, Paris, 2006, p. 154.
[19] ERACLE Jean, Un bouddhisme pour tous, l’amidisme, Genève, Société bouddhique suisse Jôdô Shinshû, 1976, p.22-24, in Les grandes religions , les éditions du cerf, Paris, 2005, p. 172.
[20] Ibid, p. 172.
[21] Voir la nouvelle d’INOUÉ Yasushi Notes sur ceux qui prirent la mer en quête de la Terre pure (C.Pigeot Trad) in Anthologie de nouvelles japonaises contemporaines, Gallimard, tome 1,Paris, 1986, p.338 à 361.
[22] MISHIMA Yukio, ibid, p. 109.
[23] Ibid, p. 110.
[24] Explication tirée du paragraphe « Les instruments de gagaku » dans le programme du récital « A la rencontre des chants bouddhiques et grégoriens » (西洋東洋祈り) en l’église Saint Eustache le 6 juin 2000.
[25] Ibid.