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PETITS CONTES DE PRINTEMPS de Natsume SOSEKI



Présentation des Petits contes de printemps de Soseki (1909)

Cette présentation sera plus une lecture subjective qu’une analyse littéraire stricto sensu du fait de mon absence de compétence en littérature japonaise. Ce parti pris subjectif, chemin faisant, ouvrira pourtant la fenêtre sur un commentaire personnel d’un ou de plusieurs contes que je trouve remarquables. Consciente de mon interprétation approximative, très discutable et incomplète aux yeux des connaisseurs de ce grand écrivain japonais, je souhaite plutôt livrer en particulier à mes amies japonaises, une lecture occidentale de ses contes : je tenterai d’expliquer les points de jointure qui se devinent entre nos deux cultures au travers de la sensibilité et de l’inspiration créatrice de cet écrivain, selon ce qui parle le plus à ma sensibilité et peut-être aussi à celle d’autres occidentaux.
Cette recherche m’amènera à rechercher sa modernité :
certes 1900 est une époque déjà lointaine- mais Soseki m’est apparu comme un écrivain faisant la jointure entre deux mondes et deux époques : en occident, cette époque commence à la fin du XIX°s. marquée par la fin du romantisme et le début d’une nouvelle ère qui ouvrait sur un changement de style et une nouvelle sensibilité. Pour le genre des poèmes en prose auquel se rangent certains contes de Soseki, Edgar Poe proposait déjà au milieu du XIX°siècle sa théorie, en remplacement du débordement romantique, pour promouvoir une littérature concise de l’effet, théorie reprise par les symbolistes. Elle trouve des apparentés dans certains des contes de Soseki par la concision de ses récits structurés de façon à créer une surprise finale: souvent très travaillés, ses contes conduisent soit vers un retour brutal ( chute) à la réalité prosaïque ( ex. Cortège) soit vers une échappée humoristique ou méditative conduite par la rêverie ; elle suspend alors le récit pour l’ouvrir à un horizon indéfinissable ou vide sans jamais d’effusion lyrique ( ex.Autrefois, Brouillard). Certes on peut inscrire cette écriture dans la tradition japonaise des haikus . J’ai appris aussi que ces contes s’apparenteraient à l’« écriture au pinceau » composée de quatre formes d’écriture( cf.Origas in « la lampe d’Akutagawa ») : on peut rapprocher ses contes de la première forme brève des chroniques mais le second type, lui de type  documentaire qui se penche sur l’ici et le maintenant ne me semble pas caractériser ces contes souvent revenant vers des souvenirs anciens, même si les évocations veulent prendre un aspect actuel ( cf. La Pension, Retour du passé, Un doux rêve, Impressions , L’incendie, Le professeur Craig etc.) ; les digressions - 3° forme - ne sont pas non plus des vagabondages mais au contraire des pauses contemplatives qui donnent de la profondeur et de l’étrangeté à ses narrations. Cependant, je vois, dans le 4° mode d’écriture au pinceau, que ces contes s’approchent à leur façon du mélange de prose et de poésie mais en renouvelant sa forme pour se rapprocher parfois d’un poème en prose. Déjà en occident, le précédant de plus de 40 ans, Baudelaire en avait publiés dans les journaux (1869 dans «  Ni Queue ni tête » où il écrit à son éditeur pour sa promotion : «  ceci est commode pour moi, pour vous, pour le lecteur. Nous pouvons tous couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture, cet ouvrage tenant de la vis et du kaleidoscope » et «  quel est celui qui n’a pas rêvé d’une prose particulière et poétique pour traduire les mouvements lyriques de l’esprit, les ondulations de la rêverie et les soubresauts de la conscience » ). Je retrouve les mêmes «  mouvements, ondulations, soubresauts » poétiques dans les contes de Soseki et ses petits récits de «  derrière la vitre » : d’ailleurs Baudelaire avait pensé intituler ces poèmes en prose «  lueur et fumée » ou «  les fenêtres » Il écrivait lui aussi : «ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vit, rêve la vie, souffre la vie ».

En lisant ses contes , eux aussi publiés dans un journal, il m’est apparu que Soseki, ouvert par sa formation et son voyage d’étude en Angleterre à la littérature et l’art occidental, tout en étant vigilant à sauvegarder sa culture identitaire, était devenu bon gré mal gré une charnière entre le Japon traditionnel et une nouvelle ère. Son vécu, sa sensibilité extrême avait rendu son inspiration particulièrement sensible à des interrogations sur le malaise de l’homme dit «  moderne ». Kafka, publié plus tard mais son exact contemporain ( 1883 – 1924), Rilke et plus tard certains peintres comme Magritte,dans les années 50, l’exprimeront sous une forme plus exacerbée.
Bien sûr, Soseki le traduit avec délicatesse et douceur, et son écriture effleure toujours subtilement les sentiments et les sensations de ses personnages ainsi que ceux du narrateur ou les fait deviner ; je suis en admiration devant son élégance et sa modestie qui ne sort pas apparemment des cadres , mais je vois pourtant que sans y toucher, il en sort toujours, créant justement un sentiment d’étrangeté. Plus tard, des artistes «  modernes » pousseront jusqu’à l’extrême cette étrangeté, faisant de leur personnage emblématique un «  étranger »en ce monde et conduisant la narration ou leur œuvre picturale vers un « fantastique familier ». Je vais essayer d’en analyser certains aspects qui me paraissent révélateurs :
Je est un autre
Comme l’écrit Philippe Forest dans un livre passionnant, qui dresse un parallèle entre son parcours d’écrivain et celui singulier de trois artistes japonais majeurs , dont Soseki, celui-ci, tout comme Kafka son contemporain, « abandonne ses personnages devant le spectacle des choses sans signification supérieure », «  en plein ravissement » par exemple dans Impressions où les rues de Londres sont évoquées comme « mystérieuses » et les couleurs des voitures comme «  des nuages multicolores » , ou en plein désarroi  qui montre Londres , dans le doux Rêve comme un « labyrinthe » urbain qui happe les voyageurs et les rejette vers « une destination inconnue » ; la foule est décrite par lui en une « mer humaine » sous l’emprise d’un destin « auquel il est impossible d’échapper » et qui renvoie le narrateur vers sa solitude ( écrit en italique dans le texte pour le souligner). Le conte de Impressions s’achève également sur l’évocation sombre d’ « un lion de cendre » puis, avec une ironie mordante, montre l’apothéose de l’absurdité et de la prétention occidentale : un personnage minuscule en haut d’une interminable colonne : Nelson.
Philippe Forest dit que Soseki « contemple la vie comme si c’était un autre » : en effet cela se constate, me semble t-il, dans les contes écrits à la première personne : à plusieurs moments de sa vie – à Londres ou à Tokyo- cela est sensible : dans le premier conte, Le Jour de l’an, il raconte une réunion chez lui au Japon, au jour de l’an et il se met en scène comme un protagoniste d’un petit drame ; or à la fin, il quitte la scène, au double sens du mot, en concluant par le fait que tout ce qui l’avait fasciné un moment le laisse en définitive froid. Dans les contes où il se décrit déambulant dans les rues de Londres, il jette une lumière quasi fantastique sur son visage qui semble se perdre dans l’anonymat des rues aux façades identiques et aux silhouettes anonymes toutes pressées à parcourir des rues labyrinthiques . Un doux rêve le montre ainsi déambulant « nonchalant mais étranger » dans les rue de Londres où les habitants sont comme « de petits personnages sortis d’un tableau »: «  j’ai senti confusément qu’il était dur de vivre dans cette capitale » «écrit-il et Londres lui apparaît comme une prison d’où il rêve de s’évader – mais suprême ironie, ce n’est pas lui mais une foule qui rêve d’aller vers une Grèce dont il se sent lui-même exclu : là encore, le narrateur s’efface pour laisser place à un rêve stéréotypé en complet décalage avec le réel ordinaire: il évoque malicieusement un «  jeune homme en tunique jaune en compagnie d’une belle femme sur un banc de marbre à l’ombre d’un olivier » ( une publicité déjà ?) « alors la salle entière frémit en même temps , dans les ténèbres ils rêvaient de la Grèce qui n’était que douceur et clarté ». A Tokyo, dans Le Voleur , il ne bouge qu’à contre cœur pour trouver le voleur ayant cambriolé son appartement. Il considère cet incident comme ne le concernant que de loin. Dans Le Brasero le froid de son environnement quotidien accentué par la gêne des cris de son jeune fils le fige dans une paralysie que seul le brasero parvient à compenser. Certes le geste généreux de sa femme d’entretenir le feu en son absence lui semble un cadeau du ciel, mais ce bonheur est tout entier contenu dans cet objet où l’écrivain trouve une place bien réduite. Il en est de même par exemple dans le Faisan, Autrefois, ou l’Argent , avec des personnages réellement connus, mais à nos yeux romanesques, comme l’était le jeune homme à la redingote , le professeur Craig, ou tirée de ses fantasmes (Les Replis du cœur ) la belle inconnue après l’observation d’un oiseau qui s’est laissé apprivoisé par lui: voilà le narrateur conduit vers les rêts tendus de cette femme mystérieuse, comme l’oiseau conduit par lui dans une cage. Mais là comme ailleurs, «  la suite reste enfouie dans mon cœur, comme si l’ensemble était légèrement brouillé » ; tous ces personnages semblent à la fin se déliter ou s’éloigner dans les ruelles profondes, ou se diluer dans un brouillard d’impressions fugitives ou quasiment disparaître. Les lieux aussi perdent de leur réalité : Dans l’Incendie , le lecteur, comme le narrateur, s’y perd : où se trouve cet incendie ? on le situe à Londres car le conte succède à des évocations de Londres  dans d’autres contes; mais à la fin, une musique de Koto nous laisse deviner, surprise, que l’histoire se situe au Japon. L’incendie lui –même semble surgir et se dissoudre avec le temps, tant les flammes décrites comme « des flocons de feu » dans le givre semblent irréelles. D’ailleurs tout est transfiguré : les pompes d’incendie sont «  des naseaux fumants », les rues sont des venelles noires de monde mais tout ce monde y compris les pompiers sont bloqués sans pouvoir circonscrire l’incendie : « Où est-ce ? » s’interroge le narrateur. Le lendemain toutes traces effacées, il ne reste au narrateur qu’un sentiment mélancolique trouvant un écho lointain dans des sons du koto… De même on le voit perdre avec le temps et les hasards de la vie le contact avec des amis dans L’Odeur du passé, et dans Changements mais sans réelle peine, plutôt avec détachement : l’histoire reste suspendue dans le vide. « En définitive notre rencontre n’a pas eu lieu », c’est tout. Ainsi Soseki contemple sa vie comme ne lui appartenant pas, il s’en dépossède. Il la regarde avec détachement.

La déambulation solitaire
J’ai été frappée par la façon moderne dont Soseki s’approprie le thème de la déambulation solitaire en ville : chez Baudelaire déjà dans ses poèmes en prose ( Petits tableaux parisiens) , le poète se voulait être « le chantre de la vie moderne » . Rilke, contemporain de Soseki, dans Les Cahiers de Malte Laurids Bridge ( 1908) parle aussi de ce désarroi de l’exilé sans visage marchant dans Paris. Mais ce thème est développé  particulièrement chez les auteurs plus tardifs du XX°s.: Il se retrouvera chez Les Surréalistes comme Breton ( Nadja), à qui fait penser les replis du cœur, chez Aragon ( Le Paysan de Paris) et chez beaucoup de poètes et peintres ; comme le narrateur chez Gadenne dans « La Rue profonde » , auteur des années 50 ;voire aujourd’hui chez Modiano. Je lis donc ici Soseki comme un précurseur. 

La nostalgie
Ses contes en sont empreints de façon quasi constante : on la trouve par exemple quand il raconte ses liens d’amitié avec un Japonais en Angleterre dans l’Odeur du Passé, un Ecossais en Ecosse dans Autrefois dont l’habit lui rappelle ceux du Japon traditionnel, comme dans son propre pays le souvenir d’un camarade d’étude dans Changements : ils traduisent sa nostalgie d’une fraternité à jamais perdue. Autre forme de nostalgie, dans Kakemono et Mona Lisa , le rapport à l’objet très ancien suscite des souvenirs ou des rêveries nostalgiques d’un monde de beauté hors de l’étouffement moderne. Elle s’ouvre parfois aussi sur la nostalgie de l’enfance perdue, comme dans La Voix.
On dit que la nostalgie est un thème moderne étudiée vers 1970 parallèlement à l’intérêt sur la mémoire. Avant le XIX°s. c’était un terme clinique car la nostalgie était considérée comme une maladie. Le sentiment nostalgique est apparue en occident au 19°siècle après la Révolution française , avec la peur de la modernité, l’industrialisation, le progrès de l’urbanisation. Aujourd’hui, le lamento sur l’irréversibilité est ce qui domine dans la nostalgie contemporaine: critique de la globalisation, bulldozer irréversible, déploiement d’une conscience patrimoniale.
On peut considérer cette nostalgie comme un trait de sa modernité, un effort de mémoriser des instants singuliers. Ceci est à mettre en regard avec sa neurasthénie, et le fait qu’il fut constamment malade. Cette nostalgie affleure dans ses contes malgré l’humour plus ou moins mordant.
Mais ce penchant de son inspiration « je ne suis qu’ombre parmi les vivants, vivant parmi les ombres » ( P.F. p. 140) est compensé par une sorte de délire poétique qui « sublime » tout.
  • Un exemple glané parmi d’autres de cette magie enchanteresse : dans Brouillard : là, sur le fameux pont de Westminster, « Deux formes blanches voltigèrent, effleurant mon regard »,écrit-il en soulignant la force de son regard quasi hypnotisé: « c’étaient deux mouettes qui se balançaient d’un mouvement léger dans un univers clos, comme dans un songe » : rêve d’un ailleurs où l’écrivain s’envolerait libre vers l’univers du songe…
Peut-être est-ce une bonne nostalgie qui réfléchit sur elle – même ou s’épanche dans une douce rêverie. L’espérance n’est pas loin dit-on de la nostalgie et du sentiment de perte. Se retourner sur le passé peut ouvrir un horizon d’attente. C’est la nostalgie militante, aujourd’hui, écologique par exemple. On ne trouve cependant pas cela chez Soseki. D ans La Voix, cette voix n’ouvre aucun horizon, bien qu’elle lui rappelle la voix de sa mère : elle est celle d’une femme inconnue qui, surgit de nulle part va disparaître comme un rêve plus ou moins inquiétant car inexpressif : «  On entendit le claquement sec des shoji , la femme tourna la tête et leva ses paupières lourdes en direction de Toyosaburô ». Ainsi se termine le conte. 

L’ambiguïté de son regard face à la modernité
Comme Baudelaire, Soseki porte un point de vue ambigu sur la modernité : à la fois nostalgique du Japon ancien, comme Baudelaire l’était par exemple des formes anciennes de poésie, de son goût pour les meubles d’antiquité (cf. l’invitation au voyage : «  les meubles anciens polis par les ans décoreraient notre chambre »…) : Soseki par exemple fait un portrait sombre du fils dans Kakemono : plongé dans la vie moderne, il ne se soucie ni de sa mère morte pour l’honorer, ni de son père laissé de coté dans sa famille. Il est complètement absorbé par la vie moderne et son ego. Tout autant Soseki se moque dans le jour de l’an de la pseudo culture occidentale qu’endosse le jeune homme japonais à la redingote occidentale dépeint comme vulgaire et grossier, comme l’est dans le dernier conte, le professeur Craig ce professeur irlandais « à la main molle »  et aux comportements et habits « rustiques» ,malgré sa connaissance de Shakespeare. Certes ce professeur ne semble pas très « moderne », mais il incarne une culture érudite que Soseki rejette et qu’il va d’ailleurs abandonner puisqu’il renonce lui-même plus tard à ses cours sur Shakespeare. Ce double est un repoussoir. On admire au contraire toute la délicatesse, la modestie de Soseki, qui ne cherche jamais à se mettre en avant, dépourvu d’égotisme, pour mieux faire percevoir la densité des autres personnages souvent empreint de traditions japonaise ou laissés à l’écart en souffrant en silence . Sa bienveillance à leur égard (par exemple la jeune fille de la pension de Londres ou dans le Kakemono, le père, vieillard solitaire dans sa famille, qui trouve une consolation dans la contemplation d’un kakemono dont la valeur reste incertaine). Soseki en fait un personnage attachant car épris de beauté - certes sans prétention, comme l’éprouve un autre personnage dans le conte Mona Lisa. Il va se défaire de son trésor par générosité et dans l’indifférence de sa famille. Cet abandon ne réjouira que ses petits enfants : à la permanence du kakemono comme objet vénéré, maintenant disparu pour lui, Soseki oppose le plaisir impermanent et dérisoire offert à ses petits enfants de se gaver de dragées. Son regard reste cependant ambigu sur ces personnages car il montre aussi leur illusion.
Il n’apparait pas moins caustique à l’égard d’un certain snobisme vis à vis de la culture japonaise ancestrale : on le voit dans le personnage de Kioshi , cet élégant aristocrate, en kimono noir, grand mais autoritaire musicien de Nô dans son premier conte le Jour de l’an.
S’agit-t-il de sagesse ? Pour Philippe Forest, il n’en est rien. Je reste pour ma part incertaine. Ses contes semblent pour moi se situer dans un entre deux : entre un certain désenchantement (désillusion de n’être pas dans le monde comme un poisson dans l’eau), et un enchantement poétique recrée par sa magie du verbe qui le fait tout de même aimer ce monde: celle d’une description de la nature ou d’un paysage dans le brouillard par exemple : pause contemplative dans le récit qui sonne comme une épiphanie, ou celle d’apparition de ses enfants dans son bureau pareils à des petits esprits sortis des forêts. «  Je restais quelques instants à contempler le soleil, et comme la brume légère qui jaillissait de mes yeux, la sensation que le printemps est là devient plus intense » ( Cortège)
Sens du titre
Le titre de ce recueil qui est paru en feuilleton dans un journal est un titre mystérieux en japonais ; comment le décrypter en français ? : Petits Contes de printemps : Le printemps n’apparaît que par à coup, comme surgi de nulle part : dans Un doux rêve, le narrateur est propulsé dans un endroit – café ? – où dés que la porte s’ouvre et se referme d’elle – même derrière lui , l’endroit « lui semble doux comme un printemps », promesse d’une vie nouvelle, mais aussi rêve non encore abouti ; dans le même conte, sa déambulation va faire s’évanouir ce rêve printanier car ensuite «tout fut plongé dans l’obscurité »(…) »ceux qui étaient là furent plongés dans les ténèbres, l’existence de chacun, sans exception fut effacée par l’immense obscurité et tomba dans un silence absolu comme si les ombres et les formes avaient disparues ». Dans Cortège, le printemps est une promesse qui va s’achever dans le dévoilement d’une illusion.
Ainsi ses anecdotes qui servent de support à ses récits ne sont que des « contes ». On pourrait cependant y trouver un écho du titre du journal intime de Isso intitulé « Mon Printemps » « Orage haru », ou un clin d’œil à l’anglais Chaucer, auteur de Contes de Canterbury qui relatait avec humour des anecdotes de la vie quotidienne. Faut-il au contraire se référer aux contes d’un auteur célèbre japonais Konjaku Monogatari Shu du XI°s., qui renouvela le genre en le rendant plus réaliste et décrivant la vie quotidienne de différents classes sociales dans un style concis comme Soseki?...
Le printemps est peut-être choisi par la traductrice aussi parce qu’elle est la saison des métamorphoses et donc correspond bien à l’univers des contes : par la magie de ses évocations, Soseki métamorphose en effet au détour de son récit de la vie quotidienne le réel, parfois jusqu’à la lisière du fantastique.
Quelques exemples glanés qui montrent que le rêve côtoie parfois le cauchemar, même si je préfère ne me souvenir que du premier :
Cauchemars : Ainsi Londres prend des aspects dantesques, où la cendre, la crasse, la fumée et le brouillard surgissent de toute part. Voir les contes précédemment cités. Il faut savoir qu’à cette époque, Londres était un vaste taudis et que la grande misère urbaine dépeinte par Dickens n’est pas si lointaine. Soseki se dépeint en la figure solitaire de l’étranger, de l’exilé dans certains de ses contes, pas seulement les londoniens ; elle est aussi une figure révélatrice de notre époque. Ses contes de l’exil forcé soulignent tous sa singularité, conjuguée à la honte d’être démuni (voire le souhait de loger chez le professeur par besoin d’argent alors qu’il lui en donne (double trait vengeur de l’auteur pour renvoyer la honte qu’il avait éprouvée au temps de sa vie d’étudiant, désormais à son interlocuteur, d’ailleurs tombé dans l’oubli). Londres apparaît comme un non – lieu où il se perd. Dans Incendie, il ne reconnaît d’ailleurs plus le lieu où cet incendie a pu se passer, tout est rentré dans l’ordre mais un ordre dont il est exclu. D’ailleurs dans ces contes portant sur l’Angleterre, il se présente comme en quête d’un home introuvable, la pension où il vit étant plus décrite comme «  un enfer des secrets » qu’il veut fuir. Mais au Japon aussi, il se sent parfois étranger, malgré de nombreuses visites ( cf Jour de l’an), y compris au milieu de sa famille ( Cortège, Le Voleur)
Les deux faces du monde :
Pour PH. F. l’inspiration et l’écriture poétiques de Soseki montrent que pour lui les deux faces du monde ne se rejoignent jamais. Certes Soseki tente de les réunir par le rêve mais comme Hamlet, cet effort ne comble pas une faille intérieure : «  être ou ne pas être ? ». J’ai en effet moi aussi le sentiment, à la lecture de ses contes et auparavant à celle d’Oreiller d’herbe, d’une quête d’harmonie impossible. Ce rêve d’écrivain s’exprime d’ailleurs dans les replis du cœur, constat mélancolique d’idéal impossible à atteindre: «  S’il était possible , à l’aide d’un pouvoir mystérieux, de rassembler au même endroit tout ce qui recouvre le fond du cœur ».Et pourtant ce conte est d’un charme envoûtant. Une autre illustration emblématique se trouve dans ses contes racontant des retrouvailles avortées d’anciens amis. De même, dans Cortège ses enfants ne sont que des apparitions tronquées, certes merveilleusement décrites, mais qui disparaissent très vite ( «  quand le regard a dépassé la canne, il se pose sur des plumes d’oiseau qui tremblote sur la chevelure et resplendissent à la lumière du soleil »), Soseki à la fin rompt cet enchantement et dévoile l’inanité de ces falbalas (avec une pointe d’humour)en le réduisant à des morceaux de tissus banal : « les haori de leur mère et autres carrés d’étoffe ».
Sa quête de saisir l’essence de la littérature dans son grand livre sur la théorie littéraire, me rappelle celle de Proust dans « A la Recherche du temps perdu » (ébauchée à la même époque en 1908). Mais contrairement à Proust, c’est une quête qui en définitive laisse un sentiment d’irréalité du monde. Ne reste ainsi de façon symbolique - comme dans Autrefois - avec le souvenir de l’Histoire héroïque de la grande bataille de Killiecankrie pour l’indépendance écossaise- en réminiscence du Japon- que des pétales de roses sur le chemin (de la vie) : « Quand nous sortîmes du ravin, quelques pétales de roses jonchaient le sol ». Ce sentiment poétique dans un premier temps nous extasie, puis il se double de celui plus pénétrant de la vanité et sans doute est-ce là un signe littéraire avant coureur de notre désarroi identitaire actuel, ajouté à un pessimisme sur la culture qui n’affine pas les moeurs. La littérature et l’art moderne en sont imprégnés : voir le dessin de Magritte des reflets doubles dans le miroir. Il est remarquable de trouver dans cet auteur si raffiné et si sensible, si japonais aussi, les marques de notre sensibilité moderne déchirée, jointe à celles d’une culture immémoriale. Telle est la signature d’un grand écrivain et de son caractère universel. Ceci est d’autant plus remarquable que son style offre une grande concision. Ces récits très courts rejoignent le goût contemporain pour l’écriture concise, simple et élégante.
Soseki m’apparaît comme un pionnier de la modernité, par ses évocations transfigurées du cadre urbain, l’évocation de l’homme solitaire perdu dans l’anonymat dépersonnalisant des grandes villes, ou à l’écart dans sa maison, son bureau, déchiré, entre deux cultures, deux mondes, deux époques, qu’il relativise l’une comme l’autre. Cet exil, ce sentiment d’exclusion est aussi intérieur mais empreint d’une nostalgie créative et ses contes écrits en pleine maturité, sept ans avant sa mort, m’ont particulièrement touchés dans leur lumineuse et pourtant mystérieuse simplicité.
Mireille BARTOLI