Présentation des Petits
contes de printemps de Soseki (1909)
Cette présentation sera plus une lecture subjective qu’une analyse littéraire stricto sensu du fait de mon absence de compétence en littérature japonaise. Ce parti pris subjectif, chemin faisant, ouvrira pourtant la fenêtre sur un commentaire personnel d’un ou de plusieurs contes que je trouve remarquables. Consciente de mon interprétation approximative, très discutable et incomplète aux yeux des connaisseurs de ce grand écrivain japonais, je souhaite plutôt livrer en particulier à mes amies japonaises, une lecture occidentale de ses contes : je tenterai d’expliquer les points de jointure qui se devinent entre nos deux cultures au travers de la sensibilité et de l’inspiration créatrice de cet écrivain, selon ce qui parle le plus à ma sensibilité et peut-être aussi à celle d’autres occidentaux.
Cette recherche m’amènera à
rechercher sa modernité :
– certes 1900 est une époque
déjà lointaine- mais Soseki m’est apparu comme un écrivain
faisant la jointure entre deux mondes et deux époques : en
occident, cette époque commence à la fin du XIX°s. marquée par
la fin du romantisme et le début d’une nouvelle ère qui
ouvrait sur un changement de style et une nouvelle sensibilité. Pour
le genre des poèmes en prose auquel se rangent certains contes de
Soseki, Edgar Poe proposait déjà au milieu du XIX°siècle sa
théorie, en remplacement du débordement romantique, pour
promouvoir une littérature concise de l’effet, théorie reprise
par les symbolistes. Elle trouve des apparentés dans certains des
contes de Soseki par la concision de ses récits structurés de façon
à créer une surprise finale: souvent très travaillés, ses contes
conduisent soit vers un retour brutal ( chute) à la réalité
prosaïque ( ex. Cortège) soit vers une échappée
humoristique ou méditative conduite par la rêverie ; elle
suspend alors le récit pour l’ouvrir à un horizon indéfinissable
ou vide sans jamais d’effusion lyrique ( ex.Autrefois,
Brouillard). Certes on peut inscrire cette écriture
dans la tradition japonaise des haikus . J’ai appris aussi que ces
contes s’apparenteraient à l’« écriture au pinceau »
composée de quatre formes d’écriture( cf.Origas in « la
lampe d’Akutagawa ») : on peut rapprocher
ses contes de la première forme brève des chroniques mais le
second type, lui de type documentaire qui se penche sur l’ici
et le maintenant ne me semble pas caractériser ces contes souvent
revenant vers des souvenirs anciens, même si les évocations veulent
prendre un aspect actuel ( cf. La Pension, Retour
du passé, Un doux rêve, Impressions , L’incendie, Le
professeur Craig etc.) ; les digressions - 3° forme -
ne sont pas non plus des vagabondages mais au contraire des pauses
contemplatives qui donnent de la profondeur et de l’étrangeté à
ses narrations. Cependant, je vois, dans le 4° mode d’écriture au
pinceau, que ces contes s’approchent à leur façon du mélange de
prose et de poésie mais en renouvelant sa forme pour se rapprocher
parfois d’un poème en prose. Déjà en occident, le précédant
de plus de 40 ans, Baudelaire en avait publiés dans les journaux
(1869 dans « Ni Queue ni tête » où il
écrit à son éditeur pour sa promotion : « ceci est
commode pour moi, pour vous, pour le lecteur. Nous pouvons tous
couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le
lecteur sa lecture, cet ouvrage tenant de la vis et du kaleidoscope »
et « quel est celui qui n’a pas rêvé d’une prose
particulière et poétique pour traduire les mouvements lyriques de
l’esprit, les ondulations de la rêverie et les soubresauts de la
conscience » ). Je retrouve les mêmes « mouvements,
ondulations, soubresauts » poétiques dans les contes de
Soseki et ses petits récits de « derrière la
vitre » : d’ailleurs Baudelaire avait pensé
intituler ces poèmes en prose « lueur et fumée »
ou « les fenêtres » Il écrivait lui
aussi : «ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins
intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou
noir ou lumineux vit la vit, rêve la vie, souffre la vie ».
En lisant ses contes , eux
aussi publiés dans un journal, il m’est apparu que Soseki, ouvert
par sa formation et son voyage d’étude en Angleterre à la
littérature et l’art occidental, tout en étant vigilant à
sauvegarder sa culture identitaire, était devenu bon gré mal gré
une charnière entre le Japon traditionnel et une nouvelle ère. Son
vécu, sa sensibilité extrême avait rendu son inspiration
particulièrement sensible à des interrogations sur le malaise de
l’homme dit « moderne ». Kafka, publié plus tard
mais son exact contemporain ( 1883 – 1924), Rilke et plus tard
certains peintres comme Magritte,dans les années 50, l’exprimeront
sous une forme plus exacerbée.
Bien sûr, Soseki le traduit
avec délicatesse et douceur, et son écriture effleure toujours
subtilement les sentiments et les sensations de ses personnages ainsi
que ceux du narrateur ou les fait deviner ; je suis en
admiration devant son élégance et sa modestie qui ne sort pas
apparemment des cadres , mais je vois pourtant que sans y toucher, il
en sort toujours, créant justement un sentiment d’étrangeté.
Plus tard, des artistes « modernes » pousseront jusqu’à
l’extrême cette étrangeté, faisant de leur personnage
emblématique un « étranger »en ce monde et conduisant
la narration ou leur œuvre picturale vers un « fantastique
familier ». Je vais essayer d’en analyser certains aspects
qui me paraissent révélateurs :
Je est un autre
Comme l’écrit Philippe
Forest dans un livre passionnant, qui dresse un parallèle entre son
parcours d’écrivain et celui singulier de trois artistes japonais
majeurs , dont Soseki, celui-ci, tout comme Kafka son contemporain,
« abandonne ses personnages devant le spectacle des choses
sans signification supérieure », « en plein
ravissement » par exemple dans Impressions où
les rues de Londres sont évoquées comme « mystérieuses »
et les couleurs des voitures comme « des nuages
multicolores » , ou en plein désarroi qui montre
Londres , dans le doux Rêve comme un
« labyrinthe » urbain qui happe les voyageurs et
les rejette vers « une destination inconnue » ;
la foule est décrite par lui en une « mer humaine »
sous l’emprise d’un destin « auquel il est
impossible d’échapper » et qui renvoie le narrateur
vers sa solitude ( écrit en italique dans le texte pour le
souligner). Le conte de Impressions s’achève
également sur l’évocation sombre d’ « un lion de
cendre » puis, avec une ironie mordante, montre l’apothéose
de l’absurdité et de la prétention occidentale : un
personnage minuscule en haut d’une interminable colonne :
Nelson.
Philippe Forest dit que
Soseki « contemple la vie comme si c’était un autre » :
en effet cela se constate, me semble t-il, dans les contes écrits à
la première personne : à plusieurs moments de sa vie – à
Londres ou à Tokyo- cela est sensible : dans le premier conte,
Le Jour de l’an, il raconte une réunion chez lui au
Japon, au jour de l’an et il se met en scène comme un protagoniste
d’un petit drame ; or à la fin, il quitte la scène, au
double sens du mot, en concluant par le fait que tout ce qui l’avait
fasciné un moment le laisse en définitive froid. Dans les contes
où il se décrit déambulant dans les rues de Londres, il jette une
lumière quasi fantastique sur son visage qui semble se perdre dans
l’anonymat des rues aux façades identiques et aux silhouettes
anonymes toutes pressées à parcourir des rues labyrinthiques .
Un doux rêve le montre ainsi déambulant « nonchalant
mais étranger » dans les rue de Londres où les habitants
sont comme « de petits personnages sortis d’un tableau »:
« j’ai senti confusément qu’il était dur de vivre
dans cette capitale » «écrit-il et Londres lui apparaît
comme une prison d’où il rêve de s’évader – mais suprême
ironie, ce n’est pas lui mais une foule qui rêve d’aller vers
une Grèce dont il se sent lui-même exclu : là encore, le
narrateur s’efface pour laisser place à un rêve stéréotypé en
complet décalage avec le réel ordinaire: il évoque malicieusement
un « jeune homme en tunique jaune en compagnie d’une belle
femme sur un banc de marbre à l’ombre d’un olivier » (
une publicité déjà ?) « alors la salle entière
frémit en même temps , dans les ténèbres ils rêvaient de la
Grèce qui n’était que douceur et clarté ». A Tokyo,
dans Le Voleur , il ne bouge qu’à contre cœur pour
trouver le voleur ayant cambriolé son appartement. Il considère cet
incident comme ne le concernant que de loin. Dans Le Brasero
le froid de son environnement quotidien accentué par la gêne des
cris de son jeune fils le fige dans une paralysie que seul le brasero
parvient à compenser. Certes le geste généreux de sa femme
d’entretenir le feu en son absence lui semble un cadeau du ciel,
mais ce bonheur est tout entier contenu dans cet objet où l’écrivain
trouve une place bien réduite. Il en est de même par exemple dans
le Faisan, Autrefois, ou l’Argent
, avec des personnages réellement connus, mais à nos yeux
romanesques, comme l’était le jeune homme à la redingote , le
professeur Craig, ou tirée de ses fantasmes (Les Replis du
cœur ) la belle inconnue après l’observation d’un
oiseau qui s’est laissé apprivoisé par lui: voilà le narrateur
conduit vers les rêts tendus de cette femme mystérieuse, comme
l’oiseau conduit par lui dans une cage. Mais là comme ailleurs,
« la suite reste enfouie dans mon cœur, comme si l’ensemble
était légèrement brouillé » ; tous ces
personnages semblent à la fin se déliter ou s’éloigner dans les
ruelles profondes, ou se diluer dans un brouillard d’impressions
fugitives ou quasiment disparaître. Les lieux aussi perdent de leur
réalité : Dans l’Incendie , le lecteur, comme
le narrateur, s’y perd : où se trouve cet incendie ? on
le situe à Londres car le conte succède à des évocations de
Londres dans d’autres contes; mais à la fin, une musique
de Koto nous laisse deviner, surprise, que l’histoire se situe au
Japon. L’incendie lui –même semble surgir et se dissoudre avec
le temps, tant les flammes décrites comme « des flocons de
feu » dans le givre semblent irréelles. D’ailleurs tout
est transfiguré : les pompes d’incendie sont « des
naseaux fumants », les rues sont des venelles noires de monde
mais tout ce monde y compris les pompiers sont bloqués sans pouvoir
circonscrire l’incendie : « Où est-ce ? »
s’interroge le narrateur. Le lendemain toutes traces effacées, il
ne reste au narrateur qu’un sentiment mélancolique trouvant un
écho lointain dans des sons du koto…
De même on le voit perdre avec le
temps et les hasards de la vie le contact avec des amis dans
L’Odeur du passé, et dans Changements
mais sans réelle peine, plutôt avec détachement : l’histoire
reste suspendue dans le vide. « En définitive notre
rencontre n’a pas eu lieu », c’est tout. Ainsi Soseki
contemple sa vie comme ne lui appartenant pas, il s’en dépossède.
Il la regarde avec détachement.
La déambulation solitaire
La déambulation solitaire
J’ai été frappée par la
façon moderne dont Soseki s’approprie le thème de la déambulation
solitaire en ville : chez Baudelaire déjà dans ses poèmes
en prose ( Petits tableaux parisiens) , le poète
se voulait être « le chantre de la vie moderne »
. Rilke, contemporain de Soseki, dans Les Cahiers de Malte
Laurids Bridge ( 1908) parle aussi de ce désarroi de
l’exilé sans visage marchant dans Paris. Mais ce thème est
développé particulièrement chez les auteurs plus tardifs du
XX°s.: Il se retrouvera chez Les Surréalistes comme Breton (
Nadja), à qui fait penser les replis du cœur,
chez Aragon ( Le Paysan de Paris) et chez beaucoup de
poètes et peintres ; comme le narrateur chez Gadenne dans « La
Rue profonde » , auteur des années 50 ;voire
aujourd’hui chez Modiano. Je lis donc ici Soseki comme un
précurseur.
La nostalgie
La nostalgie
Ses contes en sont empreints
de façon quasi constante : on la trouve par exemple quand il
raconte ses liens d’amitié avec un Japonais en Angleterre dans
l’Odeur du Passé, un Ecossais en Ecosse dans
Autrefois dont l’habit lui rappelle ceux du Japon
traditionnel, comme dans son propre pays le souvenir d’un camarade
d’étude dans Changements : ils traduisent sa
nostalgie d’une fraternité à jamais perdue. Autre forme de
nostalgie, dans Kakemono et Mona Lisa , le
rapport à l’objet très ancien suscite des souvenirs ou des
rêveries nostalgiques d’un monde de beauté hors de l’étouffement
moderne. Elle s’ouvre parfois aussi sur la nostalgie de l’enfance
perdue, comme dans La Voix.
On dit que la nostalgie est un
thème moderne étudiée vers 1970 parallèlement à l’intérêt
sur la mémoire. Avant le XIX°s. c’était un terme clinique car la
nostalgie était considérée comme une maladie. Le sentiment
nostalgique est apparue en occident au 19°siècle après la
Révolution française , avec la peur de la modernité,
l’industrialisation, le progrès de l’urbanisation. Aujourd’hui,
le lamento sur l’irréversibilité est ce qui domine dans la
nostalgie contemporaine: critique de la globalisation, bulldozer
irréversible, déploiement d’une conscience patrimoniale.
On peut considérer cette
nostalgie comme un trait de sa modernité, un effort de mémoriser
des instants singuliers. Ceci est à mettre en regard avec sa
neurasthénie, et le fait qu’il fut constamment malade. Cette
nostalgie affleure dans ses contes malgré l’humour plus ou moins
mordant.
Mais ce penchant de son
inspiration « je ne suis qu’ombre parmi les vivants,
vivant parmi les ombres » ( P.F. p. 140) est compensé par
une sorte de délire poétique qui « sublime » tout.
-
Un exemple glané parmi d’autres de cette magie enchanteresse : dans Brouillard : là, sur le fameux pont de Westminster, « Deux formes blanches voltigèrent, effleurant mon regard »,écrit-il en soulignant la force de son regard quasi hypnotisé: « c’étaient deux mouettes qui se balançaient d’un mouvement léger dans un univers clos, comme dans un songe » : rêve d’un ailleurs où l’écrivain s’envolerait libre vers l’univers du songe…
Peut-être est-ce une bonne
nostalgie qui réfléchit sur elle – même ou s’épanche dans une
douce rêverie. L’espérance n’est pas loin dit-on de la
nostalgie et du sentiment de perte. Se retourner sur le passé peut
ouvrir un horizon d’attente. C’est la nostalgie militante,
aujourd’hui, écologique par exemple. On ne trouve cependant pas
cela chez Soseki. D ans La Voix, cette voix n’ouvre
aucun horizon, bien qu’elle lui rappelle la voix de sa mère :
elle est celle d’une femme inconnue qui, surgit de nulle part va
disparaître comme un rêve plus ou moins inquiétant car
inexpressif : « On entendit le claquement sec des
shoji , la femme tourna la tête et leva ses
paupières lourdes en direction de Toyosaburô ». Ainsi se
termine le conte.
L’ambiguïté de son regard face à la modernité
L’ambiguïté de son regard face à la modernité
Comme Baudelaire, Soseki porte
un point de vue ambigu sur la modernité : à la fois
nostalgique du Japon ancien, comme Baudelaire l’était par exemple
des formes anciennes de poésie, de son goût pour les meubles
d’antiquité (cf. l’invitation au voyage : «
les meubles anciens polis par les ans décoreraient notre
chambre »…) : Soseki par exemple fait un portrait
sombre du fils dans Kakemono : plongé dans la
vie moderne, il ne se soucie ni de sa mère morte pour l’honorer,
ni de son père laissé de coté dans sa famille. Il est complètement
absorbé par la vie moderne et son ego. Tout autant Soseki se moque
dans le jour de l’an de la pseudo culture occidentale
qu’endosse le jeune homme japonais à la redingote occidentale
dépeint comme vulgaire et grossier, comme l’est dans le dernier
conte, le professeur Craig ce professeur irlandais « à
la main molle » et aux comportements et habits
« rustiques» ,malgré sa connaissance de Shakespeare.
Certes ce professeur ne semble pas très « moderne »,
mais il incarne une culture érudite que Soseki rejette et qu’il
va d’ailleurs abandonner puisqu’il renonce lui-même plus tard à
ses cours sur Shakespeare. Ce double est un repoussoir. On admire au
contraire toute la délicatesse, la modestie de Soseki, qui ne
cherche jamais à se mettre en avant, dépourvu d’égotisme, pour
mieux faire percevoir la densité des autres personnages souvent
empreint de traditions japonaise ou laissés à l’écart en
souffrant en silence . Sa bienveillance à leur égard (par exemple
la jeune fille de la pension de Londres ou dans le
Kakemono, le père, vieillard solitaire dans sa famille, qui
trouve une consolation dans la contemplation d’un kakemono dont la
valeur reste incertaine). Soseki en fait un personnage attachant car
épris de beauté - certes sans prétention, comme l’éprouve un
autre personnage dans le conte Mona Lisa. Il va se
défaire de son trésor par générosité et dans l’indifférence
de sa famille. Cet abandon ne réjouira que ses petits enfants :
à la permanence du kakemono comme objet vénéré, maintenant
disparu pour lui, Soseki oppose le plaisir impermanent et dérisoire
offert à ses petits enfants de se gaver de dragées. Son regard
reste cependant ambigu sur ces personnages car il montre aussi leur
illusion.
Il n’apparait pas moins
caustique à l’égard d’un certain snobisme vis à vis de la
culture japonaise ancestrale : on le voit dans le personnage
de Kioshi , cet élégant aristocrate, en kimono noir, grand mais
autoritaire musicien de Nô dans son premier conte le Jour de
l’an.
S’agit-t-il de sagesse ?
Pour Philippe Forest, il n’en est rien. Je reste pour ma part
incertaine. Ses contes semblent pour moi se situer dans un entre
deux : entre un certain désenchantement (désillusion de n’être
pas dans le monde comme un poisson dans l’eau), et un enchantement
poétique recrée par sa magie du verbe qui le fait tout de même
aimer ce monde: celle d’une description de la nature ou d’un
paysage dans le brouillard par exemple : pause contemplative dans le
récit qui sonne comme une épiphanie, ou celle d’apparition de ses
enfants dans son bureau pareils à des petits esprits sortis des
forêts. « Je restais quelques instants à contempler le
soleil, et comme la brume légère qui jaillissait de mes yeux, la
sensation que le printemps est là devient plus intense » (
Cortège)
Sens du titre
Le titre de ce recueil qui
est paru en feuilleton dans un journal est un titre mystérieux en
japonais ; comment le décrypter en français ? :
Petits Contes de printemps : Le printemps
n’apparaît que par à coup, comme surgi de nulle part : dans
Un doux rêve, le narrateur est propulsé dans un
endroit – café ? – où dés que la porte s’ouvre et se
referme d’elle – même derrière lui , l’endroit « lui
semble doux comme un printemps », promesse d’une vie
nouvelle, mais aussi rêve non encore abouti ; dans le même
conte, sa déambulation va faire s’évanouir ce rêve printanier
car ensuite «tout fut plongé dans l’obscurité »(…) »ceux
qui étaient là furent plongés dans les ténèbres, l’existence
de chacun, sans exception fut effacée par l’immense obscurité et
tomba dans un silence absolu comme si les ombres et les formes
avaient disparues ». Dans Cortège, le
printemps est une promesse qui va s’achever dans le dévoilement
d’une illusion.
Ainsi ses anecdotes qui
servent de support à ses récits ne sont que des « contes ».
On pourrait cependant y trouver un écho du titre du journal intime
de Isso intitulé « Mon Printemps » « Orage
haru », ou un clin d’œil à l’anglais Chaucer,
auteur de Contes de Canterbury qui relatait avec humour
des anecdotes de la vie quotidienne. Faut-il au contraire se référer
aux contes d’un auteur célèbre japonais Konjaku Monogatari Shu du
XI°s., qui renouvela le genre en le rendant plus réaliste et
décrivant la vie quotidienne de différents classes sociales dans
un style concis comme Soseki?...
Le printemps est peut-être
choisi par la traductrice aussi parce qu’elle est la saison des
métamorphoses et donc correspond bien à l’univers des contes :
par la magie de ses évocations, Soseki métamorphose en effet au
détour de son récit de la vie quotidienne le réel, parfois jusqu’à
la lisière du fantastique.
Quelques exemples glanés qui
montrent que le rêve côtoie parfois le cauchemar, même si je
préfère ne me souvenir que du premier :
Cauchemars : Ainsi
Londres prend des aspects dantesques, où la cendre, la crasse, la
fumée et le brouillard surgissent de toute part. Voir les contes
précédemment cités. Il faut savoir qu’à cette époque, Londres
était un vaste taudis et que la grande misère urbaine dépeinte par
Dickens n’est pas si lointaine. Soseki se dépeint en la figure
solitaire de l’étranger, de l’exilé dans certains de ses
contes, pas seulement les londoniens ; elle est aussi une figure
révélatrice de notre époque. Ses contes de l’exil forcé
soulignent tous sa singularité, conjuguée à la honte d’être
démuni (voire le souhait de loger chez le professeur par besoin
d’argent alors qu’il lui en donne (double trait vengeur de
l’auteur pour renvoyer la honte qu’il avait éprouvée au temps
de sa vie d’étudiant, désormais à son interlocuteur,
d’ailleurs tombé dans l’oubli). Londres apparaît comme un non –
lieu où il se perd. Dans Incendie, il ne reconnaît
d’ailleurs plus le lieu où cet incendie a pu se passer, tout est
rentré dans l’ordre mais un ordre dont il est exclu. D’ailleurs
dans ces contes portant sur l’Angleterre, il se présente comme en
quête d’un home introuvable, la pension où il vit étant plus
décrite comme « un enfer des secrets » qu’il veut
fuir. Mais au Japon aussi, il se sent parfois étranger, malgré de
nombreuses visites ( cf Jour de l’an), y
compris au milieu de sa famille ( Cortège, Le Voleur)
Les deux faces du monde :
Pour PH. F. l’inspiration
et l’écriture poétiques de Soseki montrent que pour lui les deux
faces du monde ne se rejoignent jamais. Certes Soseki tente de les
réunir par le rêve mais comme Hamlet, cet effort ne comble pas une
faille intérieure : « être ou ne pas être ? ».
J’ai en effet moi aussi le sentiment, à la lecture de ses contes
et auparavant à celle d’Oreiller d’herbe,
d’une quête d’harmonie impossible. Ce rêve d’écrivain
s’exprime d’ailleurs dans les replis du cœur,
constat mélancolique d’idéal impossible à atteindre: «
S’il était possible , à l’aide d’un pouvoir mystérieux, de
rassembler au même endroit tout ce qui recouvre le fond du cœur ».Et
pourtant ce conte est d’un charme envoûtant. Une autre
illustration emblématique se trouve dans ses contes racontant des
retrouvailles avortées d’anciens amis. De même, dans Cortège
ses enfants ne sont que des apparitions tronquées, certes
merveilleusement décrites, mais qui disparaissent très vite (
« quand le regard a dépassé la canne, il se pose sur des
plumes d’oiseau qui tremblote sur la chevelure et resplendissent à
la lumière du soleil »), Soseki à la fin rompt cet
enchantement et dévoile l’inanité de ces falbalas (avec une
pointe d’humour)en le réduisant à des morceaux de tissus banal :
« les haori de leur mère et autres carrés d’étoffe ».
Sa quête de saisir l’essence
de la littérature dans son grand livre sur la théorie littéraire,
me rappelle celle de Proust dans « A la Recherche
du temps perdu » (ébauchée à la même époque en
1908). Mais contrairement à Proust, c’est une quête qui en
définitive laisse un sentiment d’irréalité du monde. Ne reste
ainsi de façon symbolique - comme dans Autrefois -
avec le souvenir de l’Histoire héroïque de la grande bataille de
Killiecankrie pour l’indépendance écossaise- en réminiscence du
Japon- que des pétales de roses sur le chemin (de la vie) :
« Quand nous sortîmes du ravin, quelques pétales de roses
jonchaient le sol ». Ce sentiment poétique dans un premier
temps nous extasie, puis il se double de celui plus pénétrant de la
vanité et sans doute est-ce là un signe littéraire avant coureur
de notre désarroi identitaire actuel, ajouté à un pessimisme sur
la culture qui n’affine pas les moeurs. La littérature et l’art
moderne en sont imprégnés : voir le dessin de Magritte des
reflets doubles dans le miroir. Il est remarquable de trouver dans
cet auteur si raffiné et si sensible, si japonais aussi, les marques
de notre sensibilité moderne déchirée, jointe à celles d’une
culture immémoriale. Telle est la signature d’un grand écrivain
et de son caractère universel. Ceci est d’autant plus remarquable
que son style offre une grande concision. Ces récits très courts
rejoignent le goût contemporain pour l’écriture concise, simple
et élégante.
Soseki m’apparaît comme un
pionnier de la modernité, par ses évocations transfigurées du
cadre urbain, l’évocation de l’homme solitaire perdu dans
l’anonymat dépersonnalisant des grandes villes, ou à l’écart
dans sa maison, son bureau, déchiré, entre deux cultures, deux
mondes, deux époques, qu’il relativise l’une comme l’autre.
Cet exil, ce sentiment d’exclusion est aussi intérieur mais
empreint d’une nostalgie créative et ses contes écrits en pleine
maturité, sept ans avant sa mort, m’ont particulièrement touchés
dans leur lumineuse et pourtant mystérieuse simplicité.
Mireille BARTOLI