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LE PETIT COMMIS ET SON DIEU de SHIGA Naoya



Le nom de SHIGA Naoya (1883-1971) est associé au récit de soi (私小説), forme littéraire qui se nourrit des événements de la vie personnelle de l’auteur. Des « miettes d’existence [1]», plutôt que des hauts faits ou des événements remarquables servent de trame au récit qui suscite la réflexion du lecteur.
C’est le cas de la nouvelle Le petit commis et son dieu qui relate un incident mineur, une de ces péripéties qui émaillent notre quotidien et que nous nous empressons en général d’oublier.
De quoi s’agit-il en effet ?
Un aristocrate[2], représentant de la chambre des pairs, se met en quatre pour offrir un repas à un jeune garçon pauvre qui s’est placé dans une situation à la fois humiliante et frustrante. Ce projet lui donne des sueurs froides, et une fois que le hasard lui a permis d’accomplir sa «bonne action », il est envahi par une tristesse soudaine et il fait tout pour que le jeune garçon ne retrouve pas sa trace.

Un décor vaguement esquissé

Que sait-on du temps et du lieu de l’action ?
Peu de choses à vrai dire comme si le récit s’adressait à un groupe d’amis. Dès lors, à quoi bon préciser que l’action se déroule à Tokyo ? Il suffit d’indiquer au passage quelques noms de quartier (Kanda, Kyôbashi) ou de magasins (Matsuya). Quant au temps de l’action, tout porte à croire qu’elle se déroule à la période où la nouvelle a été écrite (1919), c’est-à-dire à l’époque de Taishô. Plusieurs indices nous confirment cette impression. SHIGA fait mention du tram des Douves Extérieures ; l’un des personnages prend un taxi et assiste au récital d’une cantatrice. Voilà qui témoigne de la modernisation du Japon, même s’il subsiste des traces du Japon traditionnel : Senkichi effectue ses livraisons en tirant une voiture à bras.

Des personnages épurés, réduits à l’essentiel

En dehors de Senkichi, le héros de la nouvelle, et du fils Yohei, qui a ouvert une boutique près du magasin Matsuya, tous les personnages sont désignés, non par leur nom propre, mais leur fonction ou leur place sociale. On parle ainsi du marchand de balances ou de sushis, des clients, de l’hôtesse du restaurant et des deux membres de la Chambre des représentants, que SHIGA appelle A et B. Par un effet de réel, l’auteur veut sans doute donner l’impression que ces personnages existent et que leur anonymat les préserve du léger ridicule de la situation. Cette impression est toutefois annulée par la pirouette de SHIGA à la dernière page de la nouvelle. Il indique en effet qu’il a caressé l’idée de donner une tout autre conclusion à la nouvelle, ce qui est une façon détournée de dire que son récit est une pure invention…
De ces différents personnages, nous ignorons tout de leur apparence physique. Sont-ils petits, minces ou bien replets ? Ont-ils un visage sévère, un air sympathique ? Nous n’en savons rien car ils ne s’incarnent pas. Ils sont en quelque sorte des figures abstraites. Seuls le pair A et le petit commis ont une réelle consistance car on devine par leur comportement certains traits de leur caractère. On perçoit une grande impatience chez le jeune Senkichi. Il se compare au premier commis et voudrait prendre sa place pour s’offrir des sushis dans des restaurants de qualité. Quant au pair, il donne l’impression d’être un jeune provincial assez timide qui prend tranquillement sa place dans la queue chez le marchand de sushis.
C’est précisément chez ce marchand que s’effectue la rencontre ou plus exactement le rapprochement entre le jeune livreur et l’aristocrate. L’un et l’autre apprécient la bonne chère et c’est ainsi qu’ils ont franchi le seuil de ce modeste – mais excellent – restaurant en plein air.

Le piège de la générosité ou comment une « bonne action »peut être source d’angoisse

Venons-en au fait : Senkichi n’a pas assez d’argent pour s’offrir le sushi dont il rêve. À la frustration qu’il ressent s’ajoute un sentiment de honte. Son manque d’assurance, sa gêne à pénétrer chez le marchand où il ne se sent pas à sa place, l’amènent à se comporter grossièrement : il se faufile entre les clients et se sert lui-même, avant de reposer le sushi, faute d’argent. Cela lui vaut une légère remontrance justifiée du patron qui est bien embarrassé. Quant à Senkichi, « la mine dépitée, [il] demeura cloué sur place [3]».
A fait le récit de cet incident à B qui affirme qu’il aurait dû lui offrir un repas. A répond alors : « Le gamin, pour sûr, en aurait eu de la joie. Mais moi, des sueurs froides.[4] » Nous sommes ici au cœur de la nouvelle. B s’étonne de la réaction excessive de son collègue et il interroge : « Des sueurs froides ? En somme, vous avez reculé, craignant – côté dépenses – le pire ? ». B avance une explication qui tombe sous le sens : nos velléités de générosité sont freinées par notre crainte de dépenser. En réalité, il n’en est rien car la traduction est ici défaillante : SHIGA fait simplement dire à son personnage : « En somme, vous n’en avez pas eu le courage ? ».
A reconnaît donc son manque de courage, ce qui laisse le lecteur perplexe. Après tout, on ressent des sueurs froides lorsqu’on est confronté à un danger ou qu’on commet quelque chose d’illégal ou d’interdit. Or, en l’occurrence, il s’agit simplement de donner, ce qui n’est peut-être pas aussi simple que cela en a l’air.
Si l’on en croit le Robert, le don désigne « l’action d’abandonner gratuitement et volontairement à quelqu’un la propriété et la jouissance de quelque chose. ». Mais ne reste-t-on pas ainsi à la surface des choses ? Dans les relations amicales, familiales, voire professionnelles, le cadeau offert ou le service rendu, qui suppose d’abord son acceptation par le destinataire, appelle, dans un second temps, un retour de nature ou de valeur équivalente.
Donner, c’est en effet placer le donataire dans la situation d’un débiteur qui, s’il ne peut rembourser, se trouve rabaissé, voire humilié.
Conscient des obligations morales liées à la nature du don, le généreux donateur craignait sans doute d’être empêtré dans une relation où il faisait du livreur son obligé, ce qui aurait embarrassé ce dernier dans la mesure où il n’aurait pu acquitter sa dette.
Les scrupules excessifs du donateur sont peut-être la cause des sueurs froides ressenties avant l’invitation ; ils pourraient également expliquer la tristesse[5] qu’il ressent après l’invitation. C’est « son esprit impitoyablement critique » qui l’empêcherait de tirer satisfaction de la « bonne action » accomplie. Il reste à analyser les raisons qui amènent le donateur à être si intransigeant avec lui-même, ce qui déborde de beaucoup le cadre de la nouvelle et trouverait peut-être sa place dans un roman...

Didier DON



[1] MÉCRÉANT Marc, Shiga ou « le récit de soi » Préface de A KINOSAKI de SHIGA Naoya, Éditions Philippe Picquier, 1989, p.6.
[2] La chambre des pairs était composée de l’ancienne noblesse de cour et de la noblesse terrienne. Elle s’inspirait de la Chambre des lords britannique.
[3] Shiga Naoya, Le petit commis et son dieu in A KINOSAKI, Éditions Philippe Picquier, 1989, p.107.
[4] Ibid, p.108.
[5] SHIGA emploie à plusieurs reprises le terme 寂しい qui est tantôt traduit avec justesse par « triste », tantôt par « mélancolie », ce qui est en l’occurrence excessif.