Grâce
à la présentation de Mireille et aux échanges qui ont suivi,
l’essentiel a été dit, mais ce livre est d’une telle richesse
qu’on pourrait encore en discuter.
Si
donc vous voulez commenter un passage particulier, poser des
questions ou faire des remarques, des rapprochements avec les autres
d’autres écrivains, n’hésitez pas !
Voici
mes remarques :
« L’Éloge
de l’ombre » est un plaidoyer esthétique. Tanizaki défend
la position suivante : « Je crois que le beau n’est pas
une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un
jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances
diverses. » (p. 77).
Éphémère,
changeante, insaisissable, la beauté, selon Tanizaki, émane de
l’ombre qui est elle-même bien difficile à circonscrire. En
effet, elle implique une gradation, renvoie à un état intermédiaire
qui s’établit entre le noir profond, impénétrable, et une clarté
atténuée, dispensée par une lumière diffuse, parfois vacillante.
Tanizaki
en donne une belle description (un peu longue !) à propos de la
Salle des pins de la maison Sumiya de Shimabara :
« Les
ténèbres qui régnaient dans cette pièce immense, à peine
éclairée par la flamme d’une unique chandelle, avaient une
densité d’une toute autre nature que celles qui peuvent régner
dans un petit salon. À l’instant où je pénétrai dans cette
salle, une servante d’âge mûr, aux sourcils rasés, aux dents
noircies, s’y trouvait agenouillée, en train de disposer le
chandelier devant un grand écran ; derrière cet écran qui
délimitait un espace lumineux de deux nattes environ, retombait,
comme suspendue au plafond, une obscurité haute, dense et de couleur
uniforme, sur laquelle la lueur indécise de la chandelle, incapable
d’en entamer l’épaisseur, rebondissait comme sur un mur noir.
Avez-vous jamais, vous qui me lisez, vu « la couleur des
ténèbres à la lueur d’une flamme » ? Elles sont
faites d’une matière autre que celles des ténèbres de la nuit
sur une route, et si je puis risquer une comparaison, elles
paraissent faites de corpuscules comme d’une cendre ténue, dont
chaque parcelle resplendirait de toutes les couleurs de
l’arc-en-ciel. Il me sembla qu’elles allaient s’introduire dans
mes yeux et, malgré moi, je battis des paupières. »
(p.86-87).
Il
me semble que pour Tanizaki, la lumière est un faire-valoir. Elle a
pour fonction de mettre l’ombre en valeur, de révéler sa
profondeur, sa densité, sa qualité même. La flamme indécise de la
chandelle ouvre le champ de l’obscurité mais pour autant en percer
le mystère.
Tanizaki
passe avec légèreté d’un sujet à un autre ; il procède en
quelque sorte par « sauts et gambades » et ne s’encombre
pas de références ou de citations. Et pourtant, il existe de
nombreux passages d’œuvres littéraires ou de légendes qui
illustrent la justesse de son analyse.
Dans
son Journal, Murasaki Shikibu écrit : « La cérémonie du
bain [de l’impératrice] fut célébrée à six heures du soir. Le
bain était éclairé par des torches. » (p. 98) et plus
loin, elle rapporte les paroles d’une dame de la cour :
« J’étais en pleine lumière. Je me sentais toute
incommodée. » (p. 112).
De
même, Izumi Shikibu écrit dans son Journal le poème
suivant (p. 193) :
La
déesse du mont Katsuragi11
eût éprouvé le même sentiment.
Il
n’y a point de ponts au-dessus de la route de Kume.
Voici
le contenu de la note 11 :
Suivant
une ancienne fable, En no Shokaku, grand magicien qui imposait sa
volonté même aux dieux, convoqua une fois les dieux de plusieurs
montagnes afin de bâtir un pont de pierre sur le mont Katsuragi,
dans la province de Yamato. La déesse du mont Katsuragi était très
timide et ne travaillait que le soir, ne montrant jamais son visage
aux autres dieux. Le magicien se fâcha et lui ravit son voile. Ce
fut la cause de la non-réussite du travail. (L’âme intérieure se
cache et travaille dans l’obscurité. Si vous voulez essayer de
l’amener en pleine conscience, vous ne réussirez pas dans votre
travail.)
Opposant
l’Orient à l’Occident comme l’ombre à la lumière, Tanizaki
affirme : « il [l’Occident] n’a jamais pourtant
éprouvé la tentation de se délecter de l’ombre. » (p. 78).
Lors du dernier cercle, nous étions tous d’accord pour trouver ce
jugement excessif mais, à la réflexion, j’y vois une part de
vérité. Nous connaissons bien en Occident le clair-obscur qui
occupe une place importante dans l’histoire de la peinture. Or il
me semble qu’à l’inverse de l’Orient, l’Occident y
privilégie la lumière plutôt que l’ombre. Prenons l’exemple de
quelques tableaux parmi les plus célèbres :
-
La conversion de saint Paul sur le chemin de Damas du Caravage, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Caravaggio_-_La_conversione_di_San_Paolo.jpg?uselang=fr ;
-
La ronde de nuit de Rembrandt, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:The_Nightwatch_by_Rembrandt.jpg?uselang=fr ;
-
Saint Joseph charpentier de Georges de la Tour, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:La_Tour.jpg?uselang=fr ;
Dans
ces tableaux, l’œil du spectateur se porte « naturellement »
vers le ou les personnages qui se détachent de l’ombre, cette
dernière étant insignifiante, même si l’on peut admirer la façon
dont le peintre la restitue.
Didier
DON