Anne MACRAE et Gérard LACOSTE
Commentaires
sur le discours du prix Nobel de Kenzaburo Oé
La
grande question du discours de Oé, qui est celle de l'humanité, et
plus exactement de la transmission interculturelle (à travers la
traduction littéraire, discipline par excellence selon Oé), suppose
un fonds de valeurs humaines, authentiques, et donc une opposition
avec la société de consommation, ses atrocités écologiques, ses
implications dans la géopolitique et les guerres, son effacement des
différences, phénomène terrible dont la sous-culture japonaise
serait un modèle triomphant.
Tel
est d'ailleurs le message idéaliste qui est grandement exprimé dans
ce discours, invoquant Yeats et Rabelais dans une approche commune.
Sauf
que, la cible privilégiée de la critique n'est pas, comme on
pourrait logiquement s'y attendre, un complexe politico-économique,
un impérialisme contemporain, que ce soit celui d'une grande
puissance ou d'une multinationale (l'une et l'autre se confondant de
plus de plus selon un développement inquiétant de l'histoire), mais
une personne, un lettré en l'occurrence, un Japonais : Yasunari
Kawabata.
Certes,
l'attaque n'est pas injurieuse, Oé est trop fin pour se permettre
cela, mais elle s'effectue sur un double front, celui du fond et
celui de la forme.
I) la
question du sens :
Le
fond tout d'abord, Kawabata aurait échoué, à la fin de son périple
long et douloureux au pays du roman, devant l'inexprimable des textes
Zen du Moyen-Age japonais. Il s'agirait là, selon Oé, d'une
faillite de la littérature, même si Kawabata l'avoue de manière
franche et courageuse.
Ainsi
donc, selon Oé, l’indicible ne vaudrait pas dans un monde de la
réalité et du combat politique.
Cela
semble en contradiction avec son amour des arbres, dont on ne peut
pas prétendre qu'ils sont spécialement communicatifs ; cette
opinion entre davantage encore en conflit avec son amour exprimé
pour son fils Hikari, dont il semble qu'il ait été magnifié par
l'accès de ce jeune handicapé à la musique. Si Hikari n'avait pu
prendre place, au sens physique du terme, dans le concert des hommes,
s'il était resté mutique, Oé l'aurait-il autant aimé ?
Surtout,
cette opinion d'Oé semble trop réductrice, et il me semble qu'elle
met de côté un aspect essentiel du discours de Kawabata. De manière
consciencieuse, sinon subtile, Oé se livre à un résumé assez
précis du discours de Kawabata : il reconnaît notamment en ce texte
l'affirmation d'un "nihilisme" (qui serait plus exactement
un néantisme) oriental, le Zen donnant au "concept" de
vide(attention ici à l'occidentalisation d'une pensée complétement
extérieure) une valeur de mouvement universel.
Puis,
il arrête là son analyse, et passe au véritable objet de son
discours, qui est la valorisation de la traduction.
Or,
en tronquant ainsi la réflexion, Oé passe volontairement (?) à
côté du coeur de la pensée de Kawabata, à savoir que le beau
Japon de son discours, n'est pas le Japon réel, avec ses problèmes
et son histoire, mais le Japon intérieur de la culture Japonaise
profonde : le beau Japon est l'idéal de la pensée zen médiévale.
C'est
d'ailleurs cette analyse-là qui prévaut dans la lettre de Mishima à
Kawabata, du 4 août 1969 :
Moi,
d’un beau Japon” est un texte qui explicite, avec une admirable
lucidité, ce qui constitue le noyau de votre œuvre littéraire, et
je pense que tout ce qui a pu être publié en matière d’“essais
sur Kawabata”va être à jamais balayé par cet opuscule. Il y a
dans la manière dont vous exposez vos réflexions, une sorte de
magie qui vous permet, en parlant de la vanité de l’effort, ou
encore du néant, d’en imposer directement la sensation au lecteur.
Que
Oé n'ait pas voulu entrer dans cette dimension marque un conflit
important avec la culture japonaise classique, conflit
particulièrement manifeste par la forme même que va prendre le
discours de Oé, lu en anglais.
2) la
question de la langue :
Non
seulement Oé va prendre la langue de l'occupant américain pour
présenter son oeuvre (pourtant écrite en japonais, jusqu'à preuve
du contraire), mais surtout il va s'indigner d'une part qu'avant lui,
Kawabata se soit exprimé en japonais devant le public de Stockholm,
mais surtout d'autre part qu'il ait osé lire devant un public
étranger des textes qui même en japonais restent incompréhensibles.
L'attaque
de la langue maternelle par un écrivain, surtout au moment du prix
Nobel, n'est jamais innocente, et c'est sans doute là la principale
question du discours de Oé, question à laquelle, selon moi, il ne
fait aucune allusion explicite, et à laquelle, il n'apporte aucune
réponse.
Résumer
Kawabata à l'indicible, c'est condamner le fond même de la
littérature japonaise en ce qu'elle est un immense et très ancien
trésor de mots et d'images, lentement distillés et conservés. Le
faire dans une langue étrangère signifie franchir un niveau de plus
dans l'externalisation, et de fait, non seulement Oé doit conclure
logiquement - et même linguistiquement -, à l'incongruité de
l'expression beau Japon, mais il doit aussi se considérer comme
totalement désolidarisé du Japon lui-même en tant qu'institution
culturelle.
Et
c'est sans doute là, qu'il veut porter sa critique : les mots nous
font rêver, mais la réalité est cruelle, et Oé veut affronter la
réalité : Hiroshima, les guerres de colonisation, la destruction de
la nature, la sous-culture, etc... De même que les étudiants
américains des années soixante ont condamné la politique
hégémoniste et consumériste des États-Unis, Oé profite de la
tribune du Nobel pour porter un coup, qu'il pense fatal, à une
culture japonaise mortifère.
L'intention
est louable, mais Oé doit-il pour cela immoler et sa langue, et son
grand maître qui fut Kawabata ? Autrement dit, peut-on critiquer le
principe de la critique, la pensée, sans la méthode de la critique,
la langue ? Cette problématique fondamentale, de nature
philosophique extrême, est ici facilement escamotée par l'image des
oies sauvages. Comme Nils Holgersson, Oé entend s'envoler au-dessus
des nuées et lancer du haut des cieux des anathèmes contre la
modernité post-industrielle et ses dévastations.
Je
crois que cet envol est paralysé d'avance, par l'oblitération même
de la culture japonaise. Oé peut se croire libre, mais dans ce cas,
il doit nous donner la preuve de sa liberté, être capable de
construire son propre édifice conceptuel, en-dehors de la culture
japonaise. Et à part magnifier le geste de la traduction, et
l'humanité partagée des grands auteurs, il ne peut nous dire
pourquoi le Japon ne serait pas beau, puisqu'il se refuse à penser
la racine même de l'esthétique, puisqu'il renvoie la pensée du zen
dans un incompréhensible, qui ressemble fort à un placard.
Il y
a du refoulé dans le discours de Oé, et cela tient à son
incapacité à se placer dans une tradition. On le voit clairement
dans son exégèse du titre donné par Kawabata à son discours :
utusukushii Nihon no Watakushi.
3)
la question de la compréhension :
Le
fait de se placer en-dehors de sa langue devrait permettre de la
saisir en sa particularité. Mais Oé ne va pas réussir à
comprendre ce que Kawabata vise.
L’ambiguïté
que Oé va feindre d'imposer au titre du discours de Kawabata est
inhérente à la langue elle-même. Bien entendu, et là-dessus Oé
perçoit clairement les intentions de Kawabata, cette ambiguïté
n'est pas une faiblesse culturelle, mais elle est revendiquée comme
le propre de la civilisation japonaise. Un peu à la manière de
l'art poétique de Verlaine,
et
pour cela, préfère l'impair
sans
rien en lui qui pose,
ou
qui pèse dans l'air,
Kawabata
montre que tout langage pose problème, alors qu'il est censé les
dénouer.
Mais
pourquoi Oé prétend-il s'offusquer de l'équivocité du titre alors
que dans son analyse, il va passer à côté d'une autre
interprétation, pourtant fondamentale. Il va bien insister sur le
fait que l’ambigüité du titre réside dans l'utilisation de la
particule no, puis va se contenter de retenir qu'il signifie grosso
modo, le beau Japon et moi-même, ou Moi d'un beau Japon, ou encore
moi, qui appartiens au beau Japon.
Ces
occurrences ne sont que des variations sur un modèle d'assimilation,
où deux valeurs sont considérées comme égales : moi et beau
Japon.
Pourquoi
le modèle de l'appropriation n'est-il pas évoqué ? Pourquoi ne
lit-on pas mon beau Japon ? Ou bien si Oé ne veut pas le lire,
pourquoi fait-il du beau Japon une impossibilité ?
Cette
volonté d'exclure du champ des interprétations une telle lecture
permet à Oé, dans un premier temps, de s'affranchir aisément des
règles de la civilisation japonaise, mais dans un second temps, elle
le coupe de toute réflexion critique. Car parler de beau ou de
moche, signifie connaître la différence entre les deux qualités,
signifie poser une règle de l'esthétique : or, en refusant
l'héritage zen (au motif qu'il ne serait d'aucune utilité morale
pour toute critique contemporaine), Oé se voit contraint de faire
appel à une éthique occidentale, empruntée à Orwell, à travers
notamment la notion de décence.
Et
ici se précise la séparation entre les deux prix Nobel, l'un qui
cherche à travers le nihilisme oriental l'humanité future chère à
Alfred Nobel, l'autre qui indique la marche à suivre dans
l'humanisme occidental, au risque de passer sous silence le fait
majeur qu'Hiroshima, certes, et surtout Auschwitz, sont issus d'une
telle tradition. Ce qui faisait dire à Adorno notamment qu'on ne
pouvait plus penser après Auschwitz.
Ainsi,
la conférence d'Oé qui se construit contre le vide du zen, escamote
tout autant le vide de la morale occidentale. Qu'un auteur aussi doué
ne comprenne pas à quel point il rejette la pensée du néant, est
certainement la question au coeur de ce discours.
Michel VERMILLAC
REMARQUES
SUR LE DISCOURS DU PRIX NOBEL DE KENZABURO OE
Il est
d’usage qu’un nouvel élu à l’Académie française fasse
l’éloge de celui ou de celle dont il occupe le fauteuil. Rien de
tel pour les lauréats du prix Nobel de littérature car ils ne
remplacent à proprement parler personne.
Et
pourtant, Oe s’est senti obligé de se définir par rapport à son
illustre compatriote au point de calquer le titre de sa conférence
Japan, the ambiguous and myself
sur celui de Kawabata : Japan,
the beautiful and myself.
Faut-il
y voir un hommage du disciple à son maître ? Puisque le
discours d’Oe est placé sous le signe de l’ambiguïté, on peut
apporter une réponse nuancée. Oe salue le courage et la franchise
de Kawabata (p.14 de la traduction) sans pour autant se placer dans
le sillage de son aîné ni reconnaître sa grandeur (dans une
conférence intitulée Propos sur
la culture japonaise pour un public scandinave,
Oe présente la littérature japonaise en posant trois jalons :
MURASAKI Shikibu, auteur du Dit du
Genji, Natsume SOSEKI et…
lui-même).
Au
contraire, Oe prend ses distances par rapport à Kawabata et à ce
qu’il représente - la tradition littéraire du Japon - pour se
rapprocher de l’Occident et de sa tradition humaniste.
Ce
détachement, voire ce reniement de la tradition japonaise, prend une
forme surprenante et très abrupte : Oe lit directement son
discours en anglais (même s’il est fort possible qu’il ait
rédigé son discours en japonais et qu’il ait fait traduire
ensuite). Or, comme le remarque justement Michel Vermillac, la
question de la langue est ici essentielle. Certes, Oe ne s’exprime
pas dans un anglais appauvri, il n’empêche qu’un écrivain (mais
aussi chacun de nous) ne peut exprimer toutes les nuances de sa
pensée dans une langue qu’il ne maîtrise pas complètement, ce
qui, jusqu’à preuve du contraire, est le cas de l’anglais pour
Oe (j’exclus ici bien sûr le cas d’écrivains comme Conrad,
Beckett ou Julien Green).
Quelle
distance le sépare ainsi de Kawabata qui, en 1968, dans la salle
d’honneur de l’Académie suédoise, fit entendre, par sa voix, la
parole de grands moines japonais !
Le
compte rendu que fait Oe du discours de Kawabata est-il fidèle ?
Pour l’essentiel oui, car il transmet bien l’idée que la langue
ne peut atteindre la vérité. Pourtant Oe n’explore pas
complètement toute la richesse sémantique du titre de Kawabata qui,
il est vrai, prête à confusion.
Sur ce
point, je ne peux que conseiller la lecture de la leçon inaugurale
au Collège de France de Jean-Noël Robert. Ce dernier analyse de
façon magistrale le discours de Kawabata et en particulier clarifie
le sens du titre :
« Il
paraît difficile de dépasser, dans sa simplicité sans détour, la
traduction que j’ai trouvée sur l’Internet et qui semble à
présent emporter l’adhésion du monde virtuel : « Moi,
du beau Japon », mais je préférerai ici me rallier à ce que
proposa jadis le regretté François Berthier : « la
tradition esthétique japonaise dont je suis issu » ;
presque une paraphrase, cet intitulé a le grand mérite de rendre le
rapport logique, essentiel ici, entre chaque mot, et de traduire donc
assez précisément ce que Kawabata annonce. Trop précisément même,
car il nous donne presque – trop tôt – une clef de lecture :
il s’agira bel et bien, en effet, de la relation entre une forme
japonaise de beauté et l’écrivain lui-même, alors que les mots
de l’original suggèrent plutôt que Kawabata entend parler de la
beauté du Japon en tant que pays : « le beau Japon ». »
Les
explications très fouillées du poème de Dôgen montre à quel
point les termes philosophiques ou religieux sont difficiles à
traduire. Kawabata, dans son discours du prix Nobel, indique que le
premier poème de Dôgen a pour titre : Honrai
no menmonku. Dans la traduction
officielle du discours, E. Seidensticker qui est un traducteur très
expérimenté, choisit l’expression innate
spirit. Or, Oe, dans son
discours du prix Nobel, fait allusion au titre du poème de Dôgen
mais il donne une autre traduction du même Seidensticker :
innate reality !
Sans
méconnaître la difficulté de la tâche, l’une et l’autre de
ces deux traductions ne me semblent pas très claires et peut-être
faudrait-il mieux adopter la traduction de J.N. Robert : la
face originelle (p. 6). J.N.
Robert se tient ici au plus près du sens originel et accompagne sa
traduction de commentaires éclairants.
Après
avoir exposé les grandes lignes du discours de Kawabata, Oe donne
son sentiment et déclare que les entreprises coloniales des armées
japonaises en Asie l’empêchent de reprendre à son compte l’idée
du « beau Japon ». Cette affirmation constitue l’un des
tournants du texte et Oe y revient à plusieurs reprises. Il agit
ainsi « en tant que ressortissant d’un pays qui, dans un
passé récent, à force d’enthousiasme dans la destruction, a
piétiné la raison du pays et des pays voisins » (p.16) ;
et plus loin (p. 18), Oe mentionne « les actes inhumains
que l’Armée japonaise avait perpétrés en Asie » ; il
écrit également à propos de la morale du nouveau Japon [fondé sur
la démocratie et le serment de non-belligérance] : « Or
les individus qui détiennent cette morale ne sont ni indemnes ni
innocents : ils sont entachés par leur expérience
d’envahisseurs de l’Asie » (p.18).
« Ni
indemnes ni innocents, nous dit Oe. Est-ce à dire qu’ils sont
coupables ou, sous une forme ou une autre, responsables ? Si tel
est le cas, les Japonais bénéficient en quelque sorte de
circonstances atténuantes car « le processus [de
modernisation] les a acculés à assumer le rôle d’envahisseurs en
Asie. p.18)».
Plutôt
que de culpabilité, il faudrait peut-être parler de responsabilité
collective et s’interroger avec Hannah Arendt : « Ce
n’est qu’en un sens métaphorique qu’on peut dire que nous nous
sentons coupables pour les péchés de nos pères, de notre peuple ou
du genre humain, en bref, pour des actions que nous n’avons pas
commises » (Responsabilité et
jugement, Payot).
Toujours
est-il que les crimes commis par l’Armée japonaise il y a quelques
dizaines d’années justifient, selon Oe, le rejet de l’héritage
du Japon ancien au motif que ce dernier, qui s’est épanoui il y a
presque mille ans, portait en germe les crimes évoqués.
Il n’est
donc pas étonnant qu’Oe se détourne de la tradition japonaise
pour puiser en Occident un idéal fondé sur l’humanisme. Or, tout
comme le Japon, plusieurs pays européens ont commis des crimes dont
Oe ne dit mot.
Ces
quelques remarques n’épuisent pas les diverses questions soulevées
par Oe, à commencer, bien sûr, par le thème central de l’ambiguïté
que l’auteur analyse en détail et sur lequel il faudrait revenir.
Didier DON