Kensaburô Ôé, Prix Nobel
de littérature 1994, est né en 1935 dans un village de montagne de
l'île de Shikoku, soit 11 ans avant la fin de la seconde guerre
mondiale.
Il a donc été confronté
très jeune à l'atmosphère oppressante d'un monde en conflit, et
a ressenti au plus profond la blessure mortelle portée in fine à
son pays natal par la bombe atomique…
Il a fait malgré tout des
études littéraires qui l'imprègnent de culture française à
travers des auteurs majeurs aussi différents par leurs sujets
d'intérêt, que par leur époque, Sartre, Rabelais…
Très jeune aussi ,
vingt-trois ans!, il obtient le prix Akutagawa, l'équivalent du
Goncourt , pour "Gibier d'élevage ", qui sera également
adapté au cinéma sous le titre "Une bête à nourrir".
Après Narayama de
Shichirô Fukazawa, qui m'a littéralement éblouie , c'est donc cet
autre petit fascicule d'une centaine de pages qui démontre qu'un
écrivain doué et sincère peut, en très peu de lignes, essorer
les âmes pour en extraire l'essentiel
Le nom d' Ôé sonne en
français comme un écho : Ohééééé! Et j'ai eu l'impression
d'un appel lancé à travers la montagne et qui m'invitait à
prendre un sentier de découverte!
L'enfant qui est le
principal héros de ce livre nous incite à le suivre.
Il y a en lui une force
impérieuse, un appétit de vie. C'est un petit prince, malgré la
misère, la crasse, les odeurs nauséabondes de son village… choses
que j'ai eu parfois du mal à supporter!
Si on le suit malgré tout,
c'est qu'il déploie des trésors de compassion, d'empathie et qu'il
est sensible à la beauté…
Cette histoire dérangeante
est par moment insoutenable.
Il s'agit donc du crash
d'un avion de combat américain prés d'un village de montagne isolé.
Les villageois retrouvent prés des morceaux de fuselage éparpillés
un extra-terrestre, géant et noir comme de l'obsidienne…
Après un mouvement de
stupeur ils l'entravent et le ramènent au village…
Les enfants l'adoptent et
s'en occupent comme d'un "merveilleux animal domestique!"
Je vous laisse découvrir par vous-même le dénouement du récit
qui laisse pantelant…
Une évidente sensualité
imprègne le récit, braquant les projecteur sur cet univers flou,
incertain, complexe, propre à toutes les enfances!
Ôé dit: "le style
fondamental de ma littérature consiste à partir de faits concrets
et autobiographiques pour les rattacher à la société, à l'état,
et au monde".
Voici quelques extraits de
ce livre qui parle cru, bouscule, et de ce fait atteint son but.
"La gorge du noir
glougloutait, aux deux coins de la bouche une ficelle de lait
débordait gras, mouillait la chemise ouverte, coulait sur la
poitrine, s'immobilisait en gouttes visqueuses comme de la résine.
Je découvris au milieu de l'émotion qui me desséchait les lèvres,
que le lait de chèvre était un liquide extraordinairement beau…"
"L'odeur de son corps
pénétrait toutes choses comme un poison corrosif souverain et
durable, une odeur qui me mettait le feu aux pommettes, qui me
traversait d'impressions pareilles à des éclairs de folie…"
"Ruisselant d'eau et
réfléchissant les rayons violents du soleil, le noir dans sa nudité
était aussi éclatant que la robe d'un cheval noir, il était d'une
absolue beauté."
"Le poisson séché
était broyé avec les arêtes et tout, par des mâchoires aux dents
éblouissantes. Adossé au mur à côté de mon père, je restai
saisi d'admiration devant cette puissante mastication dont rien ne
m'échappait."
"Ce noir était à nos
yeux une sorte de magnifique animal domestique , une bête géniale.
Mais comment pourrais-je donner une idée de l'adoration que nous
avions pour lui!"
"La chaîne qui
enserrait la cheville du noir entama la peau, entraînant une
inflammation…Cet épiderme blessé, enflammé, nous causait du
souci. Après nous être tous les trois regardés dans le blanc des
yeux, nous nous concertâmes et décidâmes de retirer la chaîne des
pieds du prisonnier…"
Si le livre d' Ôé était
un tableau, ce serait une scène villageoise de Bruegel l'ancien. On
y verrait au premier plan les enfants et leur nouvel ami tombé du
ciel…
Marie-Paule MURAT