Brève biographie de l'auteur, Shichiro
Fukazawa (1914-1987)
Shichiro Fukazawa est né en 1914 dans un village isolé de la
montagne japonaise, à Isawa, département de Yamanashi. Il quitte l'école à
l'âge de 16 ans, ce qui fait dire à son traducteur que ses véritables maîtres
sont sa montagne natale et la musique, puisqu'il deviendra joueur de guitare
avant d'être écrivain…L'écrivain et le musicien sont donc intimement liés dans
ce premier livre…
Nayarama, ou la ballade de Nayarama, est publié par le journal
Chuokoron et obtient le prix de l'homme nouveau en 1956.
L'œuvre est adaptée deux fois au cinéma. L'adaptation faite
par Shôhei Imamura obtient la palme d'or au festival de Cannes en 1983.
A la suite d'un événement tragique provoqué par la publication
de son livre sur un hypothétique attentat contre les souverains du Japon, il se
retire de la vie publique mais n'en continue pas moins à écrire.
En 1981 il accepte le prix Tanizaki Junichiro pour "Les
poupées du nord".
Il meurt en août 1987.
Brève bio du traducteur, Bernard Franck (1927-1996)
Orientaliste, professeur
au collège de France, grand officier de l'ordre du trésor sacré du Japon!
Ouvert aux multiples
composantes linguistiques et culturelles de l'Asie…Il apprend le chinois, le
sanskrit, le japonais. Dans tous ses travaux il chercha à confronter les
résultats que lui fournissait la recherche sur les textes avec la réalité
concrète, dont il faisait régulièrement l'expérience sur le terrain.
Nombreuses
publications dont:
"Les dévas de la tradition
boudhique et la société japonaise"
"L'histoire de la
mère de Jôjin ou l'expérience d'un malheur absolu, son refus et son
dépassement"
"Penser japonais"
etc.
Note de Bernard Franck à propos de Nayarama: il déplore qu'en dépit des précautions
prises pour écarter toute interprétation réaliste de cette nouvelle, force a
été de constater qu'on avait pu l'utiliser comme source documentaire.
Cette interprétation faite
des "traditions du mont Obasuté" ne correspond à rien d'historiquement
saisissable!
Ce que je
voudrais vous dire à propos de Narayama
Cette
légende nous est racontée dans un texte cadencé et musical par un écrivain hors
norme.
(Voir biographie)
C'est juste
une partition basique, la gamme est élémentaire mais à partir de ces quelques
notes il développe une symphonie qui se déploie en une sorte de résille, une
toile d'araignée, un filet qui capture toutes la gamme des sentiments humains.
Cette ballade surgit des profondeurs, ce
serait comme la résurgence d'un épisode d'histoire commune à l'humanité.
Les
habitants de ce village sont frustes et affamés, traversés par un fil de vie
qui les engendre, les relie, et les aide à rester debout…envers et contre tout…
Si la
ballade est cruelle, elle l'est à la mesure d'une existence où l'on est en
permanence tiraillé par le manque…
C'est par
les yeux d'O Rin, l'aïeule, que nous suivons ces âpres lignes de vie…
Maintenant
qu'elle entre dans l'hiver de l'âge, elle se souvient de sa jeunesse, de sa
beauté, et aussi de sa bonne réputation dans le village…O'Rin se hâte de
résoudre des problèmes qui ne manqueront pas de se poser aux plus jeunes lorsque
viendra la redoutable saison des neiges.
O'Rin est
généreuse et forte, elle a pris la décision de partir pour son dernier pèlerinage,
elle anticipe même en s'édentant avec détermination, pour prouver à tous que le
moment est venu… qu'elle a atteint ses limites… Elle sait que son départ
offrira aux siens un supplément de nourriture et facilitera l'accueil du
"souriceau" à venir!
Sa vie aura été éclairée par l'attention de tous
les instants qu'elle porte aux siens et aux autres, par son humour, ses éclats
de rire, ses chansons avec ses enfants, ses petits secrets partagés avec sa
belle fille, et son amour maternel comblé par Tappei son fils…Elle lui a vu des
larmes entre les cils à l'évocation de son départ pour Nayarama…Elle doit être
forte pour deux ! Il ne faut pas qu'il s'attendrisse...qu'il manque de
courage…
Si elle a
des déceptions, des chagrins causés par son petit fils Kesakichi, elle ne s'appesantit
jamais puis que ce n'est pas l'essentiel…
Kesakichi invente
des chansons qui la dénigrent et la blessent. Pourtant, elle ne peut s'empêcher
de lui donner des conseils pour qu'il chante en respectant mieux les règles, et
lorsqu'il s'améliore, elle est heureuse d'entendre cette voix bien placée et
belle…
Ce
formidable esprit d'abnégation la soutient sans doute dans sa détermination à
quitter ce monde…
Elle doit
partir de l'autre côté, où elle est tirée par ce fil qui nous lie aux nôtres
bien avant qu'on soit "jetés"au monde, et interminablement après.
O'Rin est
l'archétype de la mère, grand'mère, arrière grand'mère idéale…La famille se
structure et prend appui sur elle, se laisse porter par elle ! Et à terme
c'est son fils Tappei qui la portera au sens propre sur son dos.Tappei
accompagnera sa mère jusqu'au bout du monde, partageant le poids de sa
souffrance en surmontant ses peurs…Il lui rend ce qu'il a reçu d'elle et il lui
prouve son amour jusqu'à la limite extrême.
A peine la neige commence à tomber, malgré
l'épuisement et la peur de désobéir aux règles, il fait demi-tour pour courir
vers O'Rin, lui dire "il neige maman comme tu l'avais prédit …tu vas avoir
froid!"…mais d'un mouvement elle lui ordonne de redescendre, de la laisser
tranquille.
C'est un
ultime geste d'amour qui ne peut qu'aider Tappei…Le courage d'O'Rin l'a
imprégné, il est un autre homme à la fin de ce voyage initiatique. Il peut
prendre son relai, il n'aura plus peur.
O'Rin aura
tout réussi, même à enchanter la dernière vision que son fils aura d'elle,
auréolée de ces flocons de neige qui prouvent qu'elle ne s'est pas trompée dans
ses prédictions et que sa chance est bonne !
Ce conte est
un éloge de l'amour…en priorité de l'amour maternel et filial…Tout est en
filigrane !
Peu de
paroles…mais des gestes, des larmes
contenues, de l'indulgence, du désintéressement, de la tendresse, et le don de
soi…
Marie-Paule
Murat
Étude
à propos des chansons de Narayama
par
Fukazawa Shichirô
Narayama
est un conte, une chanson, un filet qui capture tous les sentiments humains, un
épisode d'histoire de l'humanité. Ce conte est un éloge de l'amour, de
l'abnégation et de la générosité.
L'étude
se développe dans un univers simple et dépouillé parce qu'il se prête bien
mieux à l'analyse des sentiments et des relations sociales. Gorki a fait de
même avec son roman Les bas-fonds.
Le
roman pose le problème de l'élimination des personnes âgées dans une société
soumise à la pénurie. Il analyse les effets de la solution mise en place pour
l'élimination, au plan des motivations et des sentiments des personnes qui
composent la famille et la société du village. La solution adoptée par le
village peut sembler cruelle, mais si l'on regarde de près, les solutions
adoptées dans la société occidentale – les hôpitaux psychiatriques ou les
services de gérontologie où les personnes âgées sont délaissées et soumises à
un régime de fer et de non-droit – ne sont pas meilleures. En fait, la société
ne supporte pas la vue de la pauvreté et de la vieillesse. Celle-ci rappelle
trop nettement les risques réels auxquels ses membres doivent faire face. Ce
point a été dénoncé depuis longtemps par Michel Foucault dans sa thèse.
Le
roman se compose de quatre personnages principaux. Ils sont tous en forme de
cercles :
- Le bouddhisme, cercle de la
réincarnation : le dieu de la montagne est l'objet du pèlerinage de
Narayama. Ce dieu est en principe procréateur, mais dans le roman il est
associé à la mort. Il est procréateur parce qu'il élimine les bouches
inutiles des vieillards, ce qui permet aux enfants de survivre. Peut-être
ces vieillards seront-ils réincarnés dans un animal ou un végétal ;
- La montagne : elle maintient les
hommes en état de pénurie alimentaire, ce qui fait pression sur la société
pour se débarrasser des bouches inutiles et les lui envoyer : la
montagne se nourrit des vieillards. Les voleurs de nourriture sont
condamnés à mort ;
- La société qui se régénère sans
cesse : les enfants naissent, deviennent des adolescents, des adultes
qui produisent à leur tour des enfants, des vieillards qui nourrissent la
montagne. Dans ce cercle on trouve aussi celui des hommes qui, dès que
leur femme a disparu, en prennent une nouvelle. La bru est essentielle
pour la survie du foyer.
Le cercle de la société se
manifeste sous la forme de chansons qui se diffusent facilement dans la société
et agissent efficacement sur l'individu pour qu'il se conforme aux règles
non-dites de la société, en particulier celle de l'éviction des vieillards.
L'individu est contraint par la société de s'assurer que sa vie ne dépassera
pas la limite admise de 70 ans. Ainsi, par exemple, les chansons enseignent
qu'on ne doit pas connaître ses arrière petits-enfants. O Rin se fracasse les
dents pour rentrer dans le rang – avoir l'air d'une vieille femme – et partir
en pèlerinage à Narayama ;
- Le cercle de l'individu qui vit de
l'alpha à l'oméga (deux cercles eux-aussi). O Rin en est une incarnation,
Mata-yan en est une autre. Les cercles des vies sont composés des cercles
des années qui rapprochent chacun du moment où il faudra quitter le
village et partir pour Narayama ;
Le roman lui-même est écrit sous
une structure à base de cercles. Cette structure lui donne un caractère obsessionnel et traduit l'obsession
permanente de la pénurie alimentaire et des règles sociales qui en
découlent :
- Le titre du roman Narayama,
produit un cercle par la répétition du son « a » ;
- La première phrase « Aux montagnes
succèdent les montagnes » produit le même effet, tout en conférant au
récit la qualité du conte ;
- Certaines phrases clé se répètent :
par exemple, le projet du pèlerinage à Narayama ;
- Les chansons qui vont et viennent et qui
comportent des refrains ;
- Le mortier de pierre que Tama-yan fait
tourner et qui produit un bruit lancinant et obsédant ;
- Au banquet, la jarre de saké qui fait le
tour des invités ;
- Le chemin vers Narayama où l'on tourne
autour des montagnes, des étangs ;
- Tappei qui revient de la montagne et termine
la première boucle, celle d'y avoir accompagné sa mère. La prochaine fois,
ce sera peut-être son tour ;
Gérard Lacoste