INTRODUCTION AU ROMAN
En
septembre 1987, Banana YOSHIMOTO, jeune femme de 23 ans, reçoit le prix
« Jeune talent » de la revue littéraire Kaien. C’est le début d’une longue carrière d’écrivain qui est
jalonnée de succès : Kitchen se
vend à 2,5 millions d’exemplaires et ses autres livres atteignent également des
tirages impressionnants.
Puis
vint le temps des traductions. Le livre est très bien accueilli aux États-Unis
ainsi qu’en Europe. Un critique italien ira même jusqu’à comparer YOSHIMOTO à MURASAKI
Shikibu, célèbre pour son roman « Le
dit du Genji » ! Le succès des livres de YOSHIMOTO s’explique en
partie par l’uniformisation des goûts de la jeunesse qui constitue l’essentiel
de ses lecteurs. La traduction, loin d’être un obstacle, constitue un moyen qui
favorise la compréhension, comme l’affirme YOSHIMOTO en 1993 à l’occasion d’une
interview : « Quel que soit le pays, tout lecteur est susceptible de me
comprendre. C’est dans cette optique que j’utilise tous les moyens possibles
pour construire l’univers de mes romans. Peut-être que mon style reflète encore
trop fortement le fait que j’écris en japonais ou que l’on sent les limites de
ma courte expérience de vingt-huit ans de vie, dans un contexte particulier, et
à l’intérieur d’une génération particulière. Mais cela disparaît sans doute
avec la traduction et du coup le sens peut se transmettre tout entier, sans
interférences contextuelles.[1] ».
On peut
s’interroger sur « ces interférences contextuelles » : s’il est
vrai que les grandes œuvres littéraires sont toujours rattachées à un lieu et à
un temps bien précis, il est également vrai que le développement d’Internet
donne du poids aux arguments de YOSHIMOTO. L’enracinement dans un pays et dans
une langue ne devient-il pas secondaire en effet quand on peut échanger, de
façon presque instantanée, avec des interlocuteurs situés en n’importe lieu du monde
d’autant plus qu’ils se présentent souvent sous le masque d’un
pseudonyme ?
Dans une
des nouvelles du recueil Tokage (Lézard), YOSHIMOTO enfonce, en quelque
sorte, le clou par la bouche d’un de ses personnages : « Notre langue
n’est d’aucun pays en particulier, elle n’est compréhensible que par toi et
moi. En réalité, ce genre de langage existe entre tous les gens. » Ce
jugement soulève également bien des questions et n’est pas exempt d’ambiguïtés,
voire de contradictions. Peut-on ainsi prétendre à une communauté universelle
des sentiments dans un cercle qui se limite à deux personnes ?
En ce
même mois de septembre 1987, paraît le roman de Haruki MURAKAMI intitulé
« La Ballade de l’impossible »
qui fut également couronné de succès. Puis en octobre sont publiées les « Lettres des années de nostalgie »
de Kenzaburo OÉ qui obtiendra le prix Nobel de littérature en 2004. Il s’agit d’une
œuvre importante qui passa inaperçue, comme le rappelle avec humour OÉ
lui-même.
« Juste
après la publication des Lettres aux années de nostalgie, j’étais en
déplacement en province, à Okinawa il me semble ; préoccupé par mon livre, à
peine rentré à Tôkyô, je me suis immédiatement rendu dans une grande librairie
et j’ai alors vu des piles d’un livre à la belle couverture rouge et verte,
intitulé La Ballade de l’impossible, alors que mon livre se trouvait au
fond de la librairie et semblait me regarder d’un air contrit. (Rires.)
J’ai gardé une impression particulièrement forte du changement d’époque que
constitue ce roman. (...) Ma façon d’écrire, c’est-à-dire dans un style propre
à la langue écrite, est devenue dès lors un style ancien et les deux écrivains
que sont MURAKAMI Haruki et YOSHIMOTO Banana ont commencé à créer une nouvelle
écriture de l’oralité. »[2]
Cette
nouvelle écriture est le point d’aboutissement du Genbun itchi (言文一致). Ce mouvement littéraire, lancé autour
des années 1860, préconisait l’unification de la langue parlée et de la langue
écrite. Cette dernière prévalait en littérature jusqu’au début de l’ère Meiji. Shimei
FUTATABEI, Bimyô YAMADA, Kôyô KOZAKI sont les écrivains les plus représentatifs
de ce mouvement qui est largement méconnu en France. Le manga, qu’on évoque
souvent à propos de YOSHIMOTO, peut également être considéré comme une
manifestation tardive de ce mouvement d’unification de la langue.
Novatrice
par le mélange de la langue écrite et de la langue familière qu’elle introduit
dans ses romans, Banana YOSHIMOTO l’est également par le rôle particulier
qu’elle entend jouer en tant qu’écrivain. Dans une interview réalisée à Séoul
en 2008, YOSHIMOTO déclare aux journalistes qui l’interrogent sur ses intentions :
« Je souhaiterais donner la force d’affronter la réalité ». Puis à la
question portant sur la composition de son lectorat, elle donne la réponse
suivante : « Ce sont des adolescents et des adolescentes au cœur
sensible, des personnes très émotives qui ne sont pas adaptées à notre monde.
[…] Mes romans sont des fables qui se situent aux antipodes du « roman
du je[3]»(私小説)
et les personnes blessées sur le plan affectif qui pénètrent l’univers
de mes romans, je souhaiterais, quand elles reposent mon livre, qu’elles se
sentent désormais soulagées, comme après un voyage ou un bain dans un onsen.»
YOSHIMOTO
prend également ses distances par rapport à ses aînés. Ainsi, lorsqu’un
journaliste du New York Times lui
pose la question suivante en 1993 : « Certains critiques soutiennent
que les nouveaux écrivains japonais, dont vous faites partie au même titre que Eimi
YAMADA, Haruki MURAKAMI et Ryû MURAKAMI, sont superficiels si on les compare
aux écrivains de la génération précédente, tels que Yukio MISHIMA, Kôbô ABÉ and
Junichiro TANIZAKI. » YOSHIMOTO répond avec le même esprit de
modération : « La génération précédente a été plus largement traduite
et lue que les écrivains de notre génération. Nous sommes encore jeunes et nous
n’avons pas donné notre pleine mesure. Le meilleur est à venir. Il est trop tôt
pour porter un jugement. »
YOSHIMOTO
n’entend donc pas jouer le rôle d’éveilleur des consciences, comme par exemple
Kenzaburo OÉ ou Haruki MURAKAMI, qui mettent en garde contre l’énergie
nucléaire ou comme Takiji KOBAYASHI[4]
qui, de façon plus radicale, a pris fait et cause pour le prolétariat pendant
l’entre-deux guerres. Elle s’adresse plutôt à de jeunes adultes et vise à leur
donner le courage d’affronter la réalité en essayant de développer en eux des
qualités de résilience. Mikage affirme ainsi : «J’allais grandir encore,
il m’arriverait des tas de choses et je toucherais souvent le fond. Mais après
chaque épreuve, je referais surface. Je ne me laisserais pas abattre. Je ne
relâcherais pas mes forces.[5] »
et plus loin : « On ne succombe pas aux circonstances ou aux forces
extérieures, c’est de l’intérieur que vient la défaite, me suis-je dit en
moi-même[6] ».
Dans le
site officiel (en anglais) qui lui est consacré, YOSHIMOTO est animée par le
même souci, en quelque sorte, thérapeutique. Elle répond ainsi à toute une
série de questions qui portent naturellement sur ses activités littéraires, ses
goûts artistiques mais aussi, de façon plus inattendue, sur des détails de sa
vie personnelle. Son jugement est également sollicité pour des questions
d’ordre sentimental. À chaque fois, YOSHIMOTO répond avec beaucoup de mesure et
de bonne volonté, passant sans transition de la position de l’écrivain à celle
de l’amie ou de la conseillère avisée.
Les
personnages de Kitchen évoluent dans
un monde particulier qui se limite pour l’essentiel à l’appartement d’Eriko.
Dans ce cocon protecteur, l’intimité de la cuisine et le confort d’un canapé
profond occupent une place centrale. Au moment où elle envisage son avenir avec
Yuichi, Mikage analyse avec justesse sa situation passée : « Jusqu’à
maintenant, nous étions dans un monde très triste, mais en même temps bien
moelleux. […] À l’avenir, avec moi, tu vivras peut-être des choses pénibles,
embêtantes ou même écœurantes, mais si tu le veux bien, j’aimerais qu’on aille
tous les deux vers quelque chose…de plus dur peut-être mais de plus
vivant ![7] ».
Mikage souhaite
sortir de son état de « flottement en apesanteur dans les ténèbres »[8]
pour mener une vie plus active dans la société japonaise de l’époque. Or
celle-ci est singulièrement absente de Kitchen.
Aucun événement de l’actualité, aucune grande question politique ne sont
évoqués. Dans le prolongement des années 70, le Japon connaît une phase de
prospérité au début des années 80 même si la fin de la décennie est marquée par
une grave crise économique et financière. Dès 1985, il se développe une bulle spéculative
qui est liée à la forte hausse du yen par rapport au dollar à la suite des
accords du Plaza. Ce choc financier provoque le rapatriement rapide de capitaux
japonais en provenance des États-Unis, ce qui est une des causes de l’éclatement
de la bulle à partir de 1989. Le Japon entre alors dans une période de marasme
économique et de crise immobilière à tel point que les années 90 furent
qualifiées de « décennie perdue » (失われた10年 ).
L’année
1989 est également celle du décès de l’empereur Hirohito qui correspond à la
fin de l’ère Shôwa. Son fils Akihito lui succède, ce qui marque le début de l’ère
Heisei.
Ces
quelques remarques préliminaires ne doivent pas nous faire oublier que YOSHIMOTO
est avant tout un écrivain qui doit être abordé en tant que tel, pour l’intérêt
de ses intrigues, la richesse de ses personnages et les qualités de sa langue.
Son immense succès populaire ne doit pas toutefois masquer le fait qu’elle a reçu
un accueil réservé du monde littéraire. Elle a certes obtenu des prix de
qualité comme le prix d’encouragement au jeune auteur du ministère de
l’Éducation, le prix Kyôka Izumi et le prix Shûgoro Yamamoto mais elle n’a
jamais décroché les grandes récompenses littéraires que sont le prix Akutagawa
et le prix Mishima.
En
filigrane se pose la question de la valeur de l’œuvre de YOSHIMOTO. Peut-on la
ranger du côté d’une littérature exigeante, qualifié de pure (純文学) en japonais ou s’agit-il de littérature populaire, fût-elle de
qualité ? Nous aurons sans doute l’occasion d’en parler à notre prochain
cercle.
Didier DON.
Didier DON.
[1]
OZAKI Mariko. 2012. Écrire au Japon Le
roman japonais depuis les années 1980. Titre original : 現代日本の小説 (C. Quentin, Trad). Arles :
Éditions Philippe Picquier. p. 40.
[2]
Ibid. p. 15.
[3]
Le « roman du je » ou le roman à la première personne est le principal
courant de la littérature d’avant-guerre. On compte, parmi ses plus importants
représentants, Shimazaki TÔSON,
Dazai OSAMU et Naoya SHIGA. Ces écrivains n’hésitent pas à introduire dans
leurs récits des éléments de leur vie personnelle et mettent l’accent sur une
présentation sans fard de la réalité humaine.
[4]
En 1929, Takiji KOBAYASHI écrivit Le
bateau-usine, roman qui raconte la révolte de marins et d’ouvriers sur un
bateau-usine japonais spécialisé dans la pêche aux crabes.
[5]
YOSHIMOTO Banana. 1988. Kitchen (D.
Palmé et Kyôko Satô, Trad). Paris : Gallimard. p. 56.
[6]
Ibid. p. 116.
[7]
Ibid. p. 126/127.
[8]
Ibid. p. 97.