PRÉSENTATION DE LA NOUVELLE
Née en 1962, Yoko OGAWA est
un écrivain prolifique qui fut salué par la critique dès la publication de sa
première nouvelle (La désagrégation du papillon) en 1988. En 1991, elle
obtint le prix AKUTAGAWA qui confirme sa place d’écrivain et lui assure une
grande notoriété. Son œuvre est traduite dans plusieurs langues et elle est
publiée en France chez ACTES SUD.
Critiques et lecteurs
s’accordent en général pour apprécier en elle la grande précision de sa langue,
l’originalité de ses intrigues et la finesse de ses analyses psychologiques.
OGAWA fait preuve d’une
connaissance intime des sujets qu’elle aborde sans pour autant verser dans
l’érudition. Par petites touches discrètes, elle donne des détails connus des
seuls spécialistes. Elle se fait ainsi factrice de clavecin dans Les tendres
plaintes et mathématicienne avec La formule préférée du professeur.
Cet auteur noue souvent des
intrigues où ses personnages sont comme pris dans les fils d’une toile
d’araignée. Animés de sentiments contradictoires et conscients des dangers qui
les guettent, ils s’enferrent dans des situations souvent inextricables. D’où l’impression
de malaise que l’on ressent souvent à la lecture de nombre de ses écrits. OGAWA
excelle également à rapporter avec une grande précision des faits ou des
phénomènes surprenants de sorte que l’on se demande souvent s’ils existent
vraiment ou s’ils sont le fruit de son imagination. Il en résulte un sentiment
de perplexité qui vient augmenter le plaisir de la lecture.
La première nouvelle du Manuscrit
zéro dont nous parlerons à notre prochaine rencontre du 18 septembre 2012 pourrait
s’intituler Les mousses. Elle fait
partie d’un ensemble de récits réunis sous le titre français de Manuscrit zéro, qui est une
simplification du titre originel 原稿ゼロ枚日記 (Genkô Zeromai Nikki).
Celui-ci signifie : « Journal sous la forme d'un manuscrit
zéro » mais il est évident qu'un tel titre ne passe pas et Rose-Marie MAKINO,
qui signe une traduction remarquable, a choisi de privilégier l’idée d’un
manuscrit de base de sorte que le lecteur français, à la lecture du livre,
découvrira de lui-même qu'il s'agit d'un journal. Pour être plus précis, il
s’agit des fragments d’un journal autobiographique tenu par un écrivain qui
raconte certains événements de sa vie. Ceux-ci se déroulent tout au long d'une
année et sont rapportés sans que l'on ait des informations précises sur le lieu
ou le temps de la narration. Par exemple, la première nouvelle se passe en
septembre (un vendredi) et la dernière se passe en août (un mardi).
Cette chronologie approximative conforte l’idée de notes
manuscrites écrites sur un cahier d’écolier et destinées à être publiées après
un travail de réécriture de la narratrice. D’ailleurs, certaines notes
dépourvues d’intérêt (page 145) seraient sans doute supprimées du manuscrit
définitif, ce qui montre bien que nous avons à faire un manuscrit brut.
Cette ébauche de journal est toutefois un document d’une écriture
et d’une construction très élaborées dont on peut essayer de dégager le fil
conducteur, au-delà de la diversité des récits qui le composent. Pour cela,
nous pouvons nous appuyer sur la remarque même de la narratrice : « Même
s’il s’agit d’un roman écrit en dépit du bon sens, il y a toujours un plan
inconscient de l’auteur, et les faits qui se sont produits à T, alors que
presque tous étaient le fruit du hasard, furent en même temps le résultat
auquel a conduit une intention délibérée. » (p.220).
L’un des thèmes majeurs développé dans le livre est celui de
l’identité. Il sous-tend plusieurs nouvelles même s’il n’est pas traité en tant
que tel. Ainsi, dans les Mousses, le
récit d’une
dégustation culinaire un peu particulière fait vaciller les certitudes de la
narratrice et lui fait prendre conscience de la porosité des frontières entre
le végétal, l'animal et l'humain qui se trouve également partie prenante du
cosmos.
À la question aux résonances métaphysiques « Qui suis-je
vraiment ? » succèdent d’autres questions qui relèvent de la comédie
sociale : « Et si pendant quelques heures, j’étais quelqu’un
d’autre ? »
OGAWA dresse alors le portrait des usurpateurs d’identité que sont
les pilleurs de cocktails, les pilleurs de fêtes sportives et les pilleurs de
salles de nouveau-nés. Au prix de stratagèmes dérisoires, les femmes qu'elles
qualifient ainsi tirent un grand plaisir à contempler les nouveau-nés dans les
maternités.
Ce thème de l’identité rejoint celui de la plus tendre enfance. L’auteur
s’étonne devant les bébés tout petits. « Cette chose naturelle me paraît
mystérieuse » (p. 172) et plus loin, elle écrit : Je finis par ne
plus croire que les bébés sont des êtres humains, au même titre que moi, que
moi-même autrefois, j'ai été une créature portant le nom de bébé ». Ce
sentiment d’étrangeté ressenti devant les nouveau-nés, la narratrice l'éprouve
également lors d'une visite à sa mère âgée, hospitalisée en raison d’une
maladie dégénérative qui lui fait peu à peu perdre l’usage de la parole. L’auteur
marque ainsi les deux bornes de la vie, celle d’une prime enfance sans parole
dont nous ne conservons aucun souvenir, et celle d’une vieillesse qui sombre
peu à peu dans le silence. Ne réduisons toutefois pas Ogawa à cette vision
sombre de l’existence, car elle célèbre également l’énergie et la vitalité
extraordinaires des enfants lors de leur participation au sumo des pleurs.
Pour apporter de l’eau au
moulin de nos discussions en particulier à propos des Mousses, je joins deux documents très différents que vous trouverez
ci-dessous. Le premier date de 1769 et il est extrait d’un dialogue
philosophique intitulé Le rêve de d'Alembert dont l’auteur est le philosophe des Lumières Denis DIDEROT. Le
deuxième a été écrit par un astrophysicien américain d’origine vietnamienne,
qui porte le nom de TRINH XUAN THUAN. Ce savant reconnu fait un rapprochement
entre les visions scientifiques et bouddhiques du réel. Enfin, si vous voulez
approfondir le sujet, vous pouvez télécharger le livret d’initiation à la
bryologie (branche de botanique traitant des mousses) qui est publié par le Muséum
national d’Histoire naturelle. C’est un document très clair qui comprend de
nombreuses illustrations.
Bonne lecture et à
bientôt !
Didier DON
Extrait tiré du livre Le
Rêve de d’Alembert de Denis DIDEROT
La version complète du Rêve
de d'Alembert est disponible sur le site très complet
http://classiques.uqac.ca/classiques/Diderot_denis/d_Alembert/d_alembert_2_reve/reve_d_alembert.html
p.26
Tout est en un flux
perpétuel… Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins
plante ; toute plante est plus ou moins animal. Il n’y a rien de précis en
nature… Le ruban du père Castel1… Oui, père Castel, c’est votre
ruban et ce n’est que cela. Toute chose est plus ou moins une chose quelconque,
plus ou moins terre, plus ou moins eau, plus ou moins air, plus ou moins feu ;
plus ou moins d’un règne ou d’un autre… Donc rien n’est de l’essence d’un être
particulier… Non, sans doute, puisqu’il n’y a aucune qualité dont aucun être ne
soit participant… et que c’est le rapport plus ou moins grand de cette qualité
qui nous la fait attribuer à un être exclusivement à un autre… Et vous parlez
d’individus, pauvres philosophes ! laissez là vos individus ; répondez-moi. Y
a-t-il un atome en nature rigoureusement semblable à un autre atome ?… Non… Ne
convenez-vous pas que tout tient en nature et qu’il est impossible qu’il y ait
un vide dans la chaîne ? Que voulez-vous donc dire avec vos individus ? Il n’y
en a point, non, il n’y en a point… Il n’y a qu’un seul grand individu, c’est
le tout. Dans ce tout, comme dans une machine, dans un animal quelconque, il y
a une partie que vous appellerez telle ou telle ; mais quand vous donnerez le
nom d’individu à cette partie du tout, c’est par un concept aussi faux que si,
dans un oiseau, vous donniez le nom d’individu à l’aile, à une plume de l’aile…
Et vous parlez d’essences, pauvres philosophes ! laissez là vos essences. Voyez
la masse générale, ou si, pour l’embrasser, vous avec l’imagination trop
étroite, voyez votre première origine et votre fin dernière… Qu’est-ce qu’un
être ?… La somme d’un certain nombre de tendances… Est-ce que je puis être
autre chose qu’une tendance ?… non, je vais à un terme… Et les espèces ? Les
espèces ne sont que des tendances à un terme commun qui leur est propre… Et la
vie ? La vie une suite d’actions et de réactions… Vivant, j’agis et je réagis
en masse… mort, j’agis et je réagis en molécules… Je ne meurs donc point ? Non,
sans doute, je ne meurs donc point en ce sens, ni moi, ni quoi que ce soit…
Naître, vivre et passer, c’est changer de formes…
Note 1 : Le père Castel était un jésuite qui avait inventé
pour les sourds un clavecin oculaire où les notes correspondaient aux sept
couleurs primitives. Cette machine est utilisée afin de montrer que deux
réalités, les couleurs et les sons, se substituent l'une à l'autre, tout en
conservant la même fonction, ce qui montre que chacune n'a rien de spécifique (voir
le site http://www.revue-texto.net/Reperes/Cours/Mezaille/alembert.html).
Sur le ruban du père
Castel, voir également le site http://synestheorie.fr/synesthesie/art-et-synesthesie/#.UEz83qDDXgJ
Extrait tiré du livre Le
Cosmos et le Lotus de TRINH XUAN THUAN, éditions Albin Michel, Paris, 2011.
L’interdépendance
des phénomènes
[…]
p. 206
Pour le bouddhisme,
le monde est comme un vaste flux d’événements reliés les autres aux autres et
participant tous les uns des autres. La façon dont nous percevons ce flux en
cristallise certains aspects de manière purement illusoire et nous fait croire
qu'il s'agit d'entités autonomes dont nous sommes entièrement séparés. Le bouddhisme
ne nie pas la vérité conventionnelle, celle que l'homme ordinaire voit ou que
le savant détecte. Il ne conteste pas les lois de cause à effet, ou les lois
physiques et mathématiques. Il affirme simplement que, fondamentalement, il y a
une différence entre la façon dont le monde nous apparaît et sa nature ultime.
Ainsi, lorsque nous regardons une pomme, nous remarquons sa localisation, sa
forme, sa taille ou la couleur de sa peau. L'ensemble de ces propriétés
constitue la désignation « pomme ». Cette désignation est une construction
mentale qui attribue une réalité en soi à la pomme. Mais lorsque nous analysons
la pomme, issue de causes et de conditions multiples – le pommier qui l’a
produite, la lumière du soleil et la pluie qui ont nourri ce dernier, la terre
du verger où sont plantées ses racines, etc.-, nous sommes incapables d'isoler
une identité autonome de la pomme. Ce qui ne veut pas dire que le bouddhisme
prétende que la pomme n’existe pas, puisque nous en faisons l’expérience avec
nos sens. Il ne prône pas une position nihiliste qui lui est souvent attribuée
à tort. Il affirme que cette existence n’est pas autonome mais purement
interdépendante, évitant ainsi la position réaliste matérialiste. Il adopte la
Voie médiane ou « Voie du milieu », selon laquelle un phénomène ne
possède pas d’existence autonome sans être pour autant inexistant, et peut
interagir et fonctionner selon les lois de la causalité.
Selon le bouddhisme,
donc, tout est interconnecté. […]
p.214
Fils des
étoiles, frères des dauphins
La physique
moderne a non seulement démontré l’interdépendance du monde des particules et
de l’univers, mais elle a aussi mis en évidence l’intime connexion de l’homme
avec le cosmos. Nous savons aujourd’hui que nous sommes tous faits d’atomes
fabriqués lors de l’explosion primordiale d’abord, et lors de l’alchimie
nucléaire des étoiles ensuite. Les atomes d’hydrogène et d’hélium qui
constituent 98 % de la masse totale de la matière ordinaire dans l’univers
ont été générés pendant les trois premières minutes de son existence. Les atomes
d’hydrogène dans l’eau des océans ou dans notre corps proviennent tous de cette
soupe primordiale. Nous partageons tous une même généalogie cosmique qui
remonte à 13;7 milliards d’années, l’âge de l’univers. Quant aux éléments
lourds essentiels à la complexité et à l’émergence de la vie et de la
conscience, et qui constituent les 2 % restants, ils ont été fabriqués
dans les creusets stellaires et les supernovae, morts explosives d’étoiles
massives.
Nous sommes
tous faits de poussières d’étoiles. Frères des bêtes sauvages et cousins des
fleurs des champs, nous portons tous en nous l’histoire cosmique. Le simple
fait de respirer nous relie à tous les êtres qui ont vécu sur le globe. Par
exemple, nous inhalons encore aujourd’hui des millions de noyaux d’atomes partis
en fumée lors du supplice de Jeanne d’Arc en 1431, et quelques molécules
provenant du dernier souffle de Jules César. Les milliards de molécules
d’oxygène que nous inhalons avec chaque bouffée d’air ont été un jour ou
l’autre dans les poumons de chacun des cinquante milliards d’individus ayant
vécu sur Terre. Quand un organisme vivant meurt et se décompose, ses atomes
sont libérés dans l'environnement puis intégrés dans d'autres organismes. Nos
corps contiennent ainsi environ un milliard d'atomes qui ont appartenu à
l’arbre sous lequel le Bouddha a atteint l’Éveil…il y a quelque deux mille cinq
cents ans.