QUELQUES REMARQUES D’INTRODUCTION À MURAKAMI
Pour cette
première rencontre, nous avons choisi de nous intéresser à une nouvelle de MURAKAMI
intitulé Crapaudin sauve Tokyo (カエル君東京を救う). Ce court récit d'une
vingtaine de pages fait partie d’un recueil dénommé Après le tremblement de terre par l'éditeur français. Après le
séisme de Kobe, MURAKAMI a mené une enquête auprès des sinistrés dont il a tiré
ces nouvelles. Leur principal point commun est chronologique : elles se
déroulent bien après le tremblement de terre (d’où la justesse du titre
français malgré sa banalité) mais à la grande surprise du lecteur, aucun des
personnages décrits n'était présent à Kobe le 17 janvier 1995. Tous ont été pourtant
profondément marqués par le tremblement de terre qui a provoqué en eux une
sorte de séisme psychologique dont les conséquences seront peut-être heureuses
comme dans la nouvelle Thaïlande.
Il serait curieux
d’introduire une œuvre sans présenter son auteur mais en même temps, il est
difficile de parler d’un auteur aussi riche de MURAKAMI en quelques phrases. On
risque alors de s’en tenir à quelques généralités abstraites qui n’incitent
guère à la lecture.
Je partirai
plutôt de son aspect physique. On ne peut certes pas réduire une œuvre à la vie
de son auteur et encore moins à son apparence, encore que certains écrivains,
comme Joseph Kessel à la fin de sa vie, avait le visage d’un de ses personnages
d’aventurier, mais revenons à notre sujet : MURAKAMI, né en 1949, surprend
par son allure juvénile qui doit sans doute beaucoup à sa pratique intensive de
la course à pied. Cette façon d’échapper au temps, on la retrouve également
dans son tempérament. Il dresse ainsi son autoportrait : « Les trois
choses que j'aime n'ont pas changé depuis mon enfance, j'aime lire, j'aime
écouter de la musique et j'aime les chats ». Il raconte également qu’un
peu avant d’avoir 30 ans, il a brusquement décidé de devenir écrivain en
regardant un match de baseball.
Or ce trait de
caractère pourrait faire de MURAKAMI un personnage de ses propres romans.
Ceux-ci prennent en effet souvent des décisions personnelles importantes pour
des raisons impérieuses qui leur échappent. Tel est le cas de cette femme de la
nouvelle Un OVNI a atterri à Kushiro
qui, après avoir passé cinq journées entières devant le poste de télévision à
regarder les images du séisme de Kobé, décide de quitter son mari. Les
personnages de MURAKAMI sont des énigmes pour eux-mêmes. Ils se cherchent et
trouvent parfois une forme d'équilibre étrange, tel le peintre de la nouvelle Paysage avec fer dont la vie est
entièrement gouvernée par sa passion pour les feux de camps qu’il allume sur la
plage. MURAKAMI nous restitue la perplexité de ses personnages sans vraiment
l’éclaircir, il la renforce même en mêlant le fantastique à de longs romans, comme
Kafka sur le rivage, ou à des courts
récits comme Crapaudin sauve Tokyo.
Cette nouvelle
occupe une place à part dans le recueil Après
le tremblement de terre. Alors que les autres nouvelles sont de facture
classique, celle-ci surprend, dérange même par son recours constant au
fantastique, qui fait penser à la Métamorphose
de Kafka.
On ne sait pas
trop comment aborder ce récit. Il s’agit au premier abord d’une facétie, d'une
sorte d'intermède comique mais à la relecture, on peut y trouver matière à réflexion
et même à discussion… comme nous le constaterons sans doute le vendredi 8 juin
lors de notre première rencontre.
Il est recommandé
bien sûr de lire la nouvelle. Il est également conseillé de noter telle ou
telle phrase ou expression, qui surprend, suscite le désaccord ou
l’approbation, fait penser à un événement particulier et débouche ainsi sur un
échange...
COMPTE RENDU DU CERCLE
La première
séance du cercle de lecture portait sur la nouvelle de MURAKAMI Haruki
intitulée Crapaudin sauve Tokyo (カエル君東京を救う) qui est tirée du recueil Après le tremblement de terre, paru dans
la collection 10/18 en 2002.
Cette nouvelle a
donné lieu à des échanges animés en raison de son ambiguïté. Plusieurs
lectrices ont en effet souligné à quel point ce récit était difficile à saisir.
Fallait-il y voir un récit « surréaliste », fruit de l’imagination
d’un employé surmené, d’un malade mental ou bien encore d’un homme en proie à
des « illuminations chamaniques » ?
Mais on pouvait
également voir dans ce récit qui fait la part belle au fantastique une façon de
parler avec légèreté d’un hypothétique tremblement de terre à Tokyo, sujet extrêmement
angoissant, qui, s'il était traité « pour de vrai » ne pourrait
susciter que des réactions d’horreur et de désolation. Une façon de dire
l’indicible, en quelque sorte.
La question reste
ouverte. Toujours est-il que plusieurs participantes ont exprimé des réticences
à l’égard de cette nouvelle dont elles ont noté le côté artificiel, voire
« fabriqué ».
Il n’en reste pas
moins vrai que le thème de la nouvelle écrite, rappelons-le, en 1995, a
immédiatement ranimé dans l'esprit du lecteur, le souvenir du grand séisme de
l’Est du Japon de mars 2011.
Il s’en est suivi
une discussion sur l’éventuelle responsabilité de l’homme dans cette affaire.
Si ce terme est déplacé dans la mesure où les tremblements de terre sont des
phénomènes naturels dont les hommes sont les victimes, il est clair que
« l’état concentrationnaire des grandes villes », selon l’expression
de MURAKAMI, aggrave les destructions dues au séisme. L’auteur serait-il le
chantre discret d’un développement équilibré de la planète mais en même temps,
ne peut-on expliquer la concentration des mégapoles japonaises par la forte densité
de sa population, corrélat incontournable d’une situation géographique
particulière ?
Notons également
que la catastrophe du 11 mars 2011 a changé la donne comme le remarquait MURAKAMI
lors de la remise du Prix international de Catalogne en juin 2011 :
« Le mythe de la puissance technologique sur lequel s’est appuyé le Japon
pendant des années s’est effondré […]. Nous
sommes à la fois auteurs et victimes de cette catastrophe [de Fukushima Dai-ichi] ».
Un rapprochement
a également été établi avec le tremblement de terre qui a frappé Tokyo le 1er
septembre 1923. Or il se trouve que l'écrivain Paul Claudel était alors
ambassadeur de France à Tokyo. Sorti indemne de la catastrophe, il livra ses impressions
dans un recueil poétique L'Oiseau noir
dans le Soleil levant dont vous pourrez lire un extrait ci-dessous.
Claudel fut
particulièrement frappé par l’absence de plaintes des rescapés et par le
sentiment de précarité, constamment présent à l'esprit des Japonais. Or ces
deux points ont été également remarqués par l’auteur d’un article paru dans le
Monde du 17 avril 2011(voir égalment le document ci-dessous). François Lachaud,
universitaire français spécialiste du Japon, a souligné le calme des victimes
et l’attachement des Japonais à la notion d’évanescence et de fragilité de la
condition humaine qui s’exprime dans le terme de hakanai.
Cette notion est-elle véritablement constitutive de la nature japonaise
ou tend-elle à s’estomper parmi les jeunes qui n’ont pas été soumis aux mêmes
épreuves que leurs aînés ?
Vaste débat qui,
bien sûr, n’a pas pu être tranché.
Nous avons
également été sensibles au portrait que MURAKAMI fait du principal protagoniste
de la nouvelle, Kaoru. D’autres écrivains ont certes donné vie à des animaux
mais comment ne pas être surpris et amusé par le personnage de Crapaudin, crapaud,
ou plutôt grenouille, de 2 m de haut ? Dressé sur ses pattes arrière,
celui-ci fait preuve d’un grand bon sens, quand il s’adresse à Katagari,
modeste employé d’une société de recouvrement de dettes. Cet anti-héros ne paye
certes pas de mine, mais par son courage et sa détermination, il contribue à
sauver Tokyo.
Peut-être faut-il
voir dans ce souci du bien commun un écho à la common decency de G. ORWELL, auteur cher à MURAKAMI, qui émaille
son récit de références à des auteurs occidentaux comme CONRAD, NIETZSCHE et DOSTOÏEVSKI.
D’autres thèmes
ont été abordés, au fil des discussions, qu’il est difficile de résumer en
quelques mots.
Saluons enfin la qualité
de la traduction, due à Corinne ATLAN qui a su donner au récit toute la
légèreté requise en s'éloignant parfois de la littéralité du texte.
Ainsi le saumon,
acheté par Katagiri au supermarché du coin devient une banale boîte de sardines
sous la plume de la traductrice : le saumon est effet un aliment de
consommation courante au Japon.
Pour la prochaine
séance qui aura lieu en septembre, nous avons décidé de lire une nouvelle d’OGAWA
Yoko qui est tirée du recueil Manuscrit
zéro publié chez Actes Sud. Cette nouvelle, qui pourrait s’intituler Mousses, occupe les pages 7 à 23.
Didier DON
Didier DON
Ces Japonais à l'héroïsme
poignant
Article de François Lachaud, directeur
d'études à l'Ecole française d'Extrême-Orient, spécialiste d'études japonaises,
tiré de LEMONDE.FR du 17/03/2011
La
voix de Masumi, qui vit à Ogawa-machi (dans le département japonais de
Saitama), soit à moins de 300 kilomètres de la région ou le tsunami et le
tremblement de terre se sont produits, donne l'impression d'être entièrement
maître d'elle-même ; elle s'inquièterait plus tôt de mon sort ici en
France, de celui de mes parents ou d'autres amis. Le 15 mars, elle a même pensé
à souhaiter l'anniversaire à un membre de ma famille avant toute chose. Cette
délicatesse, cette grandeur d'âme, exprimées à la perfection dans les plus
menus détails et en pareille situation me semblent les traits les plus
"japonais" dans les cauchemars du quotidien. C'est une attitude
identique que l'on retrouvait dans les ruines de Kobe après le grand séisme du
17 janvier 1995. Je m'étais porté volontaire sans trop savoir pourquoi, ni quel
secours je pourrais apporter. Peut-être une idée vague que je pouvais être
utile. Parmi les débris matériels et les restes déjà mis de côté, j'avais fait
l'expérience d'une inoubliable détresse, au-delà des mots, d'une "histoire
naturelle de la destruction" qui dépassait, de bien loin, mon entendement.
Cependant,
chez les survivants les plus éprouvés, loin des demandes pourtant les plus
urgentes, j'avais trouvé partout une attention tournée vers l'autre, un
"calme" qui n'empêchait pas les émotions les plus fortes en leur
donnant, au contraire, une densité supplémentaire ; l'absence de surenchère
verbale ajoutait une poignante force à chaque mot, à chaque geste, y compris
ceux qui sourdaient du désespoir le plus profond. Déjà la rapidité des secours
et la "communication" du gouvernement japonais avaient été jugés
défaillantes.
La
manière dont les médias japonais traitent la catastrophe qui vient de survenir
dans le nord-est du Japon, avec toutes les hésitations que la situation impose,
avec les non-dits que l'on pressent, les incertitudes qui planent paraissent
aux antipodes des regard cliniques, des paroles des experts, des évaluateurs,
des porte-parole de la "politique des choses" ; attitude qui amenait
voici trois jours l'un de nos "spécialistes" ne laisser que quelques
secondes à l'ambassadeur du Japon en France pour qu'il s'exprime. Masumi
écrivait voici deux jours : "C'est comme si je voyais les
peintures des enfers (bouddhiques) à la télévision sans arrêt : je n'ose
plus lever les yeux vers l'écran." Elle espère simplement, comme ça,
entre deux phrases, que le Japon ne va pas disparaître. Cela ressemblerait à de
la sainteté si l'on y croyait encore. Lorsque l'on a vécu une partie importante
de sa vie au Japon, ce rapport aux êtres chers et à l'univers naturel fondé sur
une conscience aigüe de la précarité, des joies et des peines qu'elle procure,
change de manière irrémédiable le regard que l'on porte sur le monde qui nous
entoure.
Le
japonais à pour le dire de nombreux mots, dont l'un est hakanai,
"ce qui est fragile, évanescent, transitoire", "entre le rêve et
la réalité", et qui définit, comme le nom mujô, ce qui est
impermanent et ne dure pas. Ces deux mots, très anciens, sont presque toujours
associés à la condition humaine. Le premier s'écrit en associant deux éléments
celui qui désigne l'homme et celui qui désigne le songe ; la matière
insaisissable dont sont faites les entreprises humaines et celles de la nature.
Bien
sûr, les actualités diffusées en permanence sous des angles assez différents
selon qu'elles sont japonaises, américaines françaises ou chinoises dessinent
une manière de réagir au réel tragique conforme aux idées que ces diverses
sociétés se font du lien social. Mais quel pays a fait jusqu'ici l'épreuve des
dangers et des horreurs de l'atome plus que le Japon ? Ici l'on se
rassurera sur la sureté des installations domestiques, ou bien l'on se servira
du Japon pour montrer l'inanité d'une politique dite du tout-nucléaire.
L'attention aux victimes n'est pas la même. Elle avait été déjà bien faible, y
compris chez les instances dirigeantes du rugby, lors du tremblement de terre
de Christchurch en Nouvelle-Zélande voici plus d'un mois. Déjà la sécurité des
stades semblait l'emporter chez certains commentateurs sur la survie des gens.
Si les principaux réseaux d'information au Japon cultivent une certaine
proximité, assortie d'une pudeur quant aux chiffres, l'obsession des
statistiques (reprises d'ailleurs des communiqués japonais) règne, notamment en
France. On reproche à Naoko Kan (le premier ministre
japonais) de ne pas avoir communiqué avec assez de rapidité. Ces reproches sont
émis par l'opinion japonaise elle-même. Aurions-nous mieux fait en
France ? Les autorités n'ont-elles pas, ici aussi, minimisé bien des
situations, occulté de tragiques réalités que le passage du temps a dévoilé
dans toute leur lumière.
Les
grands réseaux de média japonais essaient de traiter en continu et en même
temps ce qui va au-delà des mots. L'armée américaine est appelée à l'aide. Ses
hélicoptères déversent de l'eau sur les centrales en flammes. Les networks
alternent des images de retour au calme, de gens retournant au travail,
d'autres espérant des secours, la lumière soudaine apportée par le sauvetage
d'un rescapé mais, évidemment, ne peuvent taire la terreur engendrée par l'inconnu
de la centrale de Fukushima. Si la fragilité, l'impermanence, l'évanescence
sont des attributs de la manière japonaise d'apprécier la beauté et de faire
l'expérience de l'existence, il me semble, au contraire, que le catastrophisme,
la panique, le sentiment trouble que l'on attend presque un désastre plus grand
encore habite certains discours occidentaux. Au-delà de la sérénité affichée de
nos "pouvoirs en place", inébranlables si l'on ose dire en ces temps
de tremblements et de stupeurs, le malaise né à la lecture de certains
articles, de réactions de lecteurs ou à la vue de certaines émissions ne se
dissipe qu'avec peine. Deux autres collègues français dans la région de Tokyo
me décrivent une panique d'un autre genre… Essentiellement, celle d'expatriés
soucieux de fuir en toute hâte un pays que plusieurs avaient pourtant entrevu
comme un Eldorado. Les voici brusques, presque rudes avec leurs valises,
bousculant les habitants dans leur course folle vers un avion qui devrait les
conduire vers la sécurité.
En 1212,
l'un des grands lettrés japonais de l'époque classique, Kamo no Chômei évoquait
déjà un âge de désastres, de famines et, surtout, les terribles séismes dans un
essai célèbre appelé Notes de mon ermitage. Il s'accusait tout juste, à
la fin de son texte, d'avoir peut-être conçu un trop grand attachement pour sa
cabane, pour son refuge, et d'avoir pensé qu'un "séjour provisoire"
pouvait durer à l'inverse de ce que le bouddhisme, et la nature avant lui, lui
enseignaient. L'image du flot du temps, de se tenir "sur les rivières qui
vont" n'a jamais vraiment quitté le cœur des hommes vivant sur la terre
japonaise. Devant les scènes du tsunami découvertes au réveil, "en
direct", penché sur un écran d'ordinateur, je croyais assister (le malaise
du spectateur) à des scènes de fin de monde, à l'un de ces terribles
"caprices" de la nature – et surtout de l'homme (les centrales
nucléaires) – pareils à ceux qu'évoque, avec un don de prophétie dont on
mesurera mieux encore aujourd'hui la portée Cormac McCarthy dans son roman La
Route de 2006. L'histoire encore – et les Japonais l'ignorent bien moins
qu'en Occident – rappelle que, déjà, le 15 juin 1896, un énorme tsunami avait
dévasté la région de Sanriku ; certaines vagues, alors que le séisme était
lui-même faible, avaient atteint une hauteur de plus de "trente
mètres", faisant, déjà, plus de 20 000 morts.
La
même région devait, avant le désastre d'aujourd'hui, souffrir d'une autre vague
énorme et d'un "mur de mer" le 3 mars 1933, faisant encore plus de 3
000 victimes. Faut-il voir dans la réaction des Japonais ce que certains
qualifient encore en toute ignorance de "fatalisme", d'absence
d'individualité ou encore d'un "holisme" ; un esprit de groupe qui
expliquerait leur manque de panique ? Je n'en ai jamais eu l'impression.
Au contraire, l'épicurisme, la douceur de vivre, la politesse côtoient, dans
les plus menus détails du vécu quotidien, la conscience tragique de vivre dans
un monde fragile, perpétuellement menacé de disparaître. La proximité du
désastre et de l'affirmation résolue de la vie attestent chaque jour de cette
force qui anime les habitants de l'archipel. Les mots de solidarité,
d'entraide, de délicatesse et d'éducation ne m'ont jamais semblé avoir plus de
sens qu'en ce pays qui oscillerait au bord d'un gouffre inconnu à en croire
certains "experts". Voici peu de temps, je lisais un document de
travail pour justifier certains regroupements dans la recherche
française ; texte dont la première phrase était : "Que pense
l'Asie ?". Cette vaste question avait besoin de l'éclairage
scientifique le plus large, à commencer par celui des spécialistes qui sont
présents sur le terrain. Sans doute.
Au-delà
de cette phrase inaugurale et de ce qu'elle impliquait à son insu (Pourrait-on
dire la même chose de l'Europe ? D'autres continents ?), il me semble
aujourd'hui, quand je lis les messages quotidiens de Masumi, que sa manière
modeste de s'exprimer, de réagir, de continuer encore, toujours, à ne pas se
laisser aller à la facilité des lendemains qui chantent ou aux apocalypses
annoncées forme une manière de répondre à une partie de cette grande
interrogation. Toutes celles et ceux qui ont vécu au Japon, qui y sont demeurés
même le temps d'un bref séjour, et qui aiment ce pays savent que c'est dans
cette mesure qu'il faut peut-être essayer de trouver la clé d'une attitude
devant le réel que nous ne savons pas formuler. A la série des hypothèses
émises par les scientifiques les plus éminents, ce regard à niveau humain ne
peut que nous bouleverser car il nous parle, sans l'avouer, d'un des mots que
tout le monde a envie de prononcer à propos du Japon de demain, d'après-demain,
dans les épreuves et dans la reconstruction : "espoir".
Quand Paul Claudel décrivait le tremblement de terre de Tokyo, en
1923
Le 1er
septembre 1923, un tremblement de terre suivi d'un raz-de-marée et d'un
incendie détruisit presque totalement l'agglomération de Tokyo-Yokohama.
L'écrivain Paul Claudel était alors ambassadeur de France au Japon. Pendant
deux jours, il va venir au secours de ses compatriotes et sillonner les routes
à la recherche de sa fille, portée disparue. Il finira par la retrouver, mais
perdra dans la catastrophe une partie du manuscrit de sa nouvelle pièce, Le
Soulier de satin, qu'il devra recomposer. Il publiera en 1927 le récit de ces
heures terribles : A travers les villes en flammes fait partie du recueil
poétique L'Oiseau noir dans le Soleil levant (Poésie/Gallimard).
Extraits :
« Le Japon
est, plus qu'aucune autre partie de la planète, un pays de danger et d'alerte
continuelle, toujours exposé à quelque catastrophe : raz-de-marée, cyclone,
éruption, tremblement de terre, incendie, inondation. Son sol n'a aucune
solidité. Il est fait de molles alluvions le long d'un empilement précaire de
matériaux disjoints, pierres et sable, lave et cendres, que maintiennent les
racines tenaces d'une végétation semi-tropicale. Une légende japonaise prétend
que la grande île repose sur un poisson qui se débat de temps en temps. Une
autre dit qu'il n'y a qu'un point dans tout le Japon qui ne bouge jamais. On
l'appelle le manche de l'éventail, qui reste seul immobile tandis que tout le
reste s'agite.
Dès notre arrivée
à Tôkyô, accueillis par ces frissons de la terre, ces grondements sous nos
pieds, ces conflagrations incessantes, nous avions compris de quel Cyclope à
demi endormi sous les feuillages et les fleurs nous étions les hôtes. Le
Japonais, lui, ne perd jamais le sentiment du dangereux mystère qui l'entoure.
Son pays lui inspire un ardent amour, mais non pas de la confiance. Il faut
faire toujours attention. L'homme d'ici est comme le fils d'une mère très
respectée, mais malheureusement épileptique. Il n'a trouvé qu'un moyen de
sécurité sur son sol mouvant : c'est de se faire aussi petit et aussi léger que
possible, mince, sans poids, presque sans place, mouche, fourmi. Sa maison est
une caisse aux parois de papier. Ses trésors, il peut les tenir dans sa main.
(...) Et comme le Japonais a accommodé aux circonstances sa maison et son
mobilier, il y a aussi accommodé son âme. Pendant ma longue marche de nuit où
j'ai vécu dans l'immense bivouac des rescapés, je n'ai pas entendu une plainte.
Les gens avaient cette résignation attristée des enfants de bonne famille dont
les parents devenus fous se livrent dans la pièce à côté à toutes sortes de
débordements. (...)
Le 1er
septembre à midi (il était impossible d'ignorer l'heure, car à la seconde
exacte le préposé au coup de canon méridien sur le bastion du Château impérial
qui domine l'Ambassade, sans plus se laisser troubler par le désordre des
éléments qu'il ne l'aurait fait par la trompette du Jugement dernier, y ajouta
sa détonation officielle), la terre se mit en mouvement sous nos pieds. Le
danger des jishin [tremblement de terre], c'est que les grands ne commencent
pas autrement que les petits et que les habitués hésitent à se déranger,
incapables de distinguer dès la première seconde la catastrophe du
chatouillement. Mais le choc prit très vite une violence épouvantable et, par la
porte vitrée, je me précipitai au dehors. Tout bougeait. C'est une chose d'une
horreur sans nom que de voir autour de soi la grande terre bouger comme emplie
tout à coup d'une vie monstrueuse et autonome. Je l'ai dit déjà, c'est comme si
l'on voyait une personne sûre et sur qui l'on a toujours absolument compté qui,
tout à coup, travaille pour son propre compte et s'abandonne sans égard pour
nous aux convulsions du délire et de l'agonie. Ma vieille Ambassade se
débattait au milieu de ses étais comme un bateau amarré ; les tuiles, les
plaques de plâtre et de briques lui tombaient de tous côtés, mais elle tenait
bon et je ne pouvais m'empêcher d'être fier de sa résistance. Sous nos pieds,
un grondement souterrain que je ne puis mieux comparer qu'au fracas de cailloux
qu'on secouerait dans une caisse de bois. Un choc, encore un autre choc,
terrible, puis l'immobilité revient peu à peu, mais la terre ne cesse de frémir
sourdement, avec de nouvelles crises qui reviennent toutes les heures. »
(tiré du Monde du
19/03/2011)
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