Une oeuvre exceptionnelle, mélange déroutant de poésie, de réflexions esthétiques et de rencontres singulières
Oreiller d’herbes occupe une place à part dans
l’œuvre de Natsume Sôseki, célèbre pour ses romans et nouvelles où il fait
preuve d’humour et d’une grande finesse psychologique. Certains de ses
personnages sont campés avec une telle justesse qu’ils sont devenus des
archétypes. Ainsi le jeune professeur Botchan, fraîchement débarqué de son
Tôkyô natal, détonne par sa naïveté et sa franchise dans un collège provincial
englué dans une vie compassée et hypocrite.
On trouve également dans Oreiller d’herbes un portrait attachant
d’une femme, Mani, remarquable par son indépendance et sa personnalité. Mais
l’essentiel n’est pas là. Sôseki livre une sorte de credo où il nous présente sa
conception de la vie et de l’art en un subtil dosage de gravité et de légèreté.
Sa pensée se déroule au gré de ses promenades et de ses humeurs dans des
paysages montagneux assez proches de Tôkyô. Ses rencontres, les efforts
physiques qu’il déploie, les moments de plaisir ou de gêne qu’il éprouve
viennent nourrir sa réflexion ou parfois l’en détournent et l’éloignent du but
de son voyage. Mais au fait, qu’est-il venu chercher dans ces lieux ? La
réponse tient en un mot qui surprend le lecteur occidental :
l’impassibilité.
Un voyage à la recherche illusoire
de l’impassibilité
Sôseki utilise le terme 非人情 (hininjô) qui, d’après le dictionnaire Kotobank, possède deux sens. Le premier
désigne un manque de gentillesse, une absence d’attention à l’égard d’autrui.
On le traduit habituellement par « dureté », « froideur », ou
« inhumanité ». Le second sens correspond à un dépassement des
obligations morales et des sentiments humains qui aboutit à une absence de
trouble, de tracas. Il est à noter que le dictionnaire Kotobank renvoie explicitement à Oreiller d’herbes pour la compréhension de cette seconde acception
du terme qui a été rendue dans la traduction par « impassibilité ».
En réalité, Sôseki, sous couvert
d’impassibilité, éprouve une grande méfiance à l’égard des passions qu’il compare
à l’électricité, et il refuse de s’engager sur le plan affectif et sentimental
par peur de la souffrance. Sôseki fait ainsi une étrange proposition à
Nami : « Si vous voulez, je pourrai tomber amoureux de vous. Ce sera
encore plus intéressant. Mais si amoureux que je sois de vous, il n’est nul
besoin de vous épouser. Tant qu’on a besoin de tomber amoureux pour se
marier, on a besoin de lire un roman du début à la fin.»[1] La
réaction de Nami est ironique : « Alors donc un peintre est quelqu’un
qui tombe amoureux de façon inhumaine.» La réponse de Sôseki joue sur une
subtilité sémantique qui ne convainc pas Nami : « Pas inhumaine mais
impassible. Et quand on lit un roman avec impassibilité, on se moque de
l’intrigue. ». Il existe en effet en japonais le terme 不人情 (funinjô) qui recouvre uniquement le
premier sens de hininjo, à savoir le manque
de gentillesse, l’absence d’égard pour autrui.
La relation entre Sôseki et Nami
est marquée par une grande liberté de ton qui fait peu de cas des conventions
sociales. Elle prend la forme d’une joute oratoire riche en traits d’esprit et
pirouettes verbales qui visent à mieux cerner la personnalité de l’autre. Comme
dans le théâtre de Marivaux, la séduction n’est pas absente de ce jeu virevoltant
et les corps parfois se touchent presque pour s’éloigner aussitôt.
« Un tremblement de
terre ! lança-t-elle à voix basse. Elle dégage ses genoux et se rapproche
de ma table. Nos corps oscillent en s’effleurant. Un faisan s’échappe d’un
taillis en battant des ailes et en poussant un criaillement.
-
Un faisan, dis-je en regardant par la fenêtre.
-
Où ça ? demande-t-elle en se rapprochant sans penser à
maintenir sa posture.
Nos visages sont si près qu’ils se
frôlent presque. Ma barbe frémit sous le souffle qui s’échappe de ses narines.
-
C’est l’impassibilité, dit-elle sèchement en reprenant son attitude
assise.
-
Bien sûr, répliqué-je aussitôt.[2]
Sôseki se rend bien compte des
limites de son projet : « Je suis un être humain, même si j’aime
l’impassibilité cela ne peut pas durer très longtemps[3] ».
Il rabat en quelque sorte de ses ambitions : « Certes, je ne peux pas
complètement renoncer aux passions, mais c’est un voyage qui a été conçu
poétiquement et à défaut d’impassibilité, je ménagerai mes passions afin
d’arriver le plus possible de cet état[4]. »
Il ne s’agit d’ailleurs pas uniquement
des passions mais bien plutôt d’un rappel insistant que nous ne sommes pas de
purs esprits. Ainsi un soir, Sôseki, pris par la pluie, gagné par le froid et
la fatigue, peine à rejoindre l’auberge. Il se voit alors comme « un
citadin mal dégrossi [5]»,
fermé à la beauté du monde que révèle un regard poétique.
De même, le plaisir intense que
lui procure le bain à la source thermale le conduit sur la voie d’un abandon
qui le comble : « Mon âme commence à ondoyer mollement comme une
méduse. Si telle était la vie, comme elle serait agréable[6] ! »
Dans l’une ou l’autre de ces situations,
nous sommes peu sensibles à la beauté du monde que seule révèle le sentiment de
l’impassibilité. Celle-ci permet de porter un regard poétique sur le monde. La
poésie, avant d’être une pratique d’écriture, est une affaire de disponibilité.
Il faut se mettre dans la position d’un tiers qui fait abstraction de ses
soucis et de ses intérêts immédiats. « Il suffit de placer devant soi son
sentiment, de reculer de quelques pas et de l’examiner avec calme comme s’il
s’agissait de celui d’un autre. »[7]
Une esthétisation de la relation à
la nature et une métamorphose d’autrui en personnages de théâtre
Dans une phrase qui est passée à
la postérité, Descartes explique que la science nous rendra « comme
maîtres et possesseurs de la nature [8]»,
projet que le monde moderne n’a depuis eu de cesse de mettre en œuvre. Sôseki
se situe aux antipodes d’une telle conception. Il ne voit pas la nature comme
un réservoir de richesses qu’il s’agirait d’exploiter. Il ne souhaite pas non
plus l’aménager ou la rendre plus accessible en y installant par exemple un
chemin de fer. Selon Sôseki, « la nature modèle notre cœur et lui permet
de pénétrer dans un univers strictement poétique[9] »,
le rôle du poète ou du peintre étant d’emblée de porter un « regard
purement objectif » afin d’entrer « en parfaite harmonie avec le
paysage naturel [10]». Le
terme d’« objectif » peut surprendre le lecteur. S’agit-il de faire
du poète le témoin neutre de la beauté du monde ? Kawabata se situe dans
le droit fil de la pensée de Sôseki quand, en 1968, il prononce un discours
intitulé 美しい日本の私 (« La tradition esthétique japonaise dont je suis issu[11] »)
à l’occasion de la réception du prix Nobel. À cette occasion, Kawabata cite les
deux poèmes suivants. Le premier est de Dôgen, introducteur du Zen Soto au
Japon, et il a pour titre 本来の面目(Honrai no menmoku) qu’on peut
traduire en français par « La face originelle » :
Au printemps les fleurs
À l’été le coucou
À l’automne la lune
À l’hiver la neige
En son froid éclat.
Le second poème est de Myôe, moine
bouddhiste du XIIIème siècle :
Au sortir des nuages
Voici que m’accompagne
La lune d’hiver
Le vent, qu’il me transperce
La neige, qu’elle est glaciale.[12]
De même que dans le film de Marc Allégret, Entrée des artistes, M. Lambertin, superbement interprété par Louis
Jouvet, traverse la blanchisserie appartenant à la famille d’une de ses élèves
et, passant devant chaque jeune employée, murmure en les imaginant aussitôt sur
une scène : « ingénue », « jeune première »,
« coquette », « sans emploi », de même, Sôseki transforme
en personnages littéraires les individus qu’il croise au cours de son voyage.
« Et si j’essayais de prendre tous les événements de ce voyage pour la
structure du nô et les personnes que je rencontre pour les acteurs de Nô avec
leurs gestes…[13] ». Ainsi, le visage
de la vieille propriétaire de la maison de thé rappelle celui d’un vieillard
dans la pièce de théâtre Nô Takasago. L’évocation du magnifique kimono de
cérémonie de mariage porté par Nami à son mariage éveille dans l’esprit de Sôseki
la figure d’Ophélie peinte par Millais ou le personnage de Hamlet. Sôseki
aperçoit la silhouette d’une femme accoudée à une balustrade (il s’agit
toujours de Nami) et il voit aussitôt en elle la figure du bodhisattva Kannon. Personnage protéiforme, Nami reçoit de Sôseki
le plus bel hommage qu’il puisse imaginer :
« Si on la transformait en comédien, cela donnerait un
magnifique onnagata. En général, une
fois sur scène, les acteurs se métamorphosent pour jouer. Elle, elle fait tout
le temps du théâtre, même chez elle. Du reste, on ne s’aperçoit pas qu’elle
fait du théâtre. Elle en fait naturellement : c’est ce qui doit se nommer
une vie esthétique. Grâce à elle, j’ai beaucoup appris sur la peinture.[14] »
Oreiller
d’herbes est une œuvre de tout premier plan qui, par sa structure
particulière, constitue une grande stimulation sur le plan des idées
(« food for thought » dit-on en anglais) et une source généreuse de
plaisir littéraire par la beauté des poèmes et la richesse de la « pâte
humaine » qui est décrite avec une très grande justesse.
Didier DON
Didier DON
[1]
NATSUME Sôseki. Oreiller d’herbes, Éditions Rivages
Poche, 2007, p.146.
[2]
Ibid, p. 150.
[3]
Ibid, p. 19.
[4] Ibid, p. 21.
[5]
Ibid, p. 24.
[6]
Ibid, p. 117.
[7]
Ibid, p. 53.
[8] DESCARTES René, Discours
de la Méthode, 1637, 6ème partie, p. 62.
[9] NATSUME Sôseki, Oreiller d’herbes, p. 16.
[10] NATSUME Sôseki, Oreiller d’herbes, p. 24.
[11]
ROBERT Jean-Noël
Robert dans sa leçon inaugurale au Collège de France (le 2/02/2012) intitulée
« La hiéroglossie japonaise », p.4.
[12]
Ibid, p. 6.
[13]
NATSUME Sôseki, Oreiller d’herbes, p. 21
[14] Ibid, p. 189.
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