La
question des sépultures dans La harpe de Birmanie
Une
pratique universelle
Le
thème de la sépulture intéresse au premier chef archéologues et
anthropologues et il est l’objet de nombreuses études et
recherches. Il me semble qu’il faut aborder ici cette question dans
son sens le plus élémentaire : prendre soin des morts pour
éviter à tout prix qu’ils ne se décomposent à l’air libre ou
soient dévorés par des animaux. Or cette question se pose de façon
urgente en temps de guerre, et précède celle des rituels et
prières, souvent réduits à leur plus simple expression.
Prendre
soin des morts est en effet l’un des traits qui, avec l’art, nous
distingue radicalement de l’animal qui abandonne en effet le
cadavre de ses congénères. De fait, les pratiques funéraires
remontent, si l’on peut dire, à la nuit des temps : « Les
hommes de Neandertal sont considérés comme les auteurs des
premières sépultures. La plus ancienne serait celle du
Néandertalien féminin de la grotte d’El-Taboun (Israël) datée
de 120 000 à 100 000 ans. » (Jacques Pernaud-Orliac,
Petit guide de la préhistoire,
4.4).
Cette
pratique est à ce point ancrée dans la nature humaine qu’elle est
précède et dépasse les lois de la Cité. Pensons par exemple à
l’Antigone de Sophocle qui veut enterrer son frère Polynice. Le
roi Créon le lui interdit car il considère que Polynice est un
traître. Le refus d’Antigone est catégorique : elle obéit
en effet à des lois divines, « non écrites et éternelles »,
qui sont supérieures aux lois humaines.
Japonais
et Américains : un rapport à la mort totalement différent
Comme
le remarque Michael Lucken dans son livre magistral « Les
Japonais et la guerre : 1937-1952 »,
« la manière dont les pays font la guerre s’explique en
partie par la manière dont ils s’occupent de leurs défunts »
(p. 139).
Le
corps des compagnons d’arme
Les
Marines s’efforçaient de rapatrier les cercueils de leurs
compagnons morts, ce qui impliquait une logistique importante. « À
l’inverse, les Japonais n’avaient pas besoin de rapporter les
corps entiers. Une fois ceux-ci incinérés, quelques fragments
osseux pouvaient suffire. » (Ibid. p. 139). Toutefois,
lorsque la situation des armées japonaises s’est détériorée, il
devint souvent impossible d’incinérer les corps. « La
solution fut alors de sectionner un membre. On coupait une main ou un
doigt s’il s’agissait d’un soldat, et si possible, un bras,
voire la tête, quand il s’agissait d’un officier. Le membre
était rapidement incinéré sur place lorsque la situation le
permettait. Sinon, il était tel quel dans le paquetage et emporté
dans l’attente de conditions plus favorables. Avec un peu de
chance, les ossements pouvaient ensuite être renvoyés au Japon.
Sekiguchi Sakae, un soldat qui participa à la désastreuse campagne
de Birmanie, estime qu’à son retour de la bataille d’Imphal,
durant l’été 1944, il avait sur lui les restes calcinés de
quinze ou seize compagnons d’armes. » (Ibid. p. 141).
C’est
dans ce contexte qu’il faut situer le passage suivant de La
Harpe de Birmanie. Persuadé que
Takeyama est mort, le narrateur écrit : « Nous aurions
aimé au moins avoir ses cendres, ou un reste de lui, mais cela aussi
était évidemment impossible. » (p. 79).
Le
cas des Kamikaze
est particulier en raison du caractère inéluctable de leur mission
suicidaire. Il fallait donc remplacer les reliques posthumes par des
reliques anthumes, qui prirent souvent la forme de phanères (ongles,
cheveux) remises par les pilotes aux autorités militaires avant leur
envol. « Les reliques étaient par conséquent déjà
constituées au moment où ces derniers partaient en mission.
Symboliquement, ils n’étaient plus vivants, comme le suggère avec
les mots de l’époque un commentateur des informations filmées :
« Ceux qui sont dans les avions sont des divinités et non des
hommes. » (Les Japonais et la
guerre p. 144).
Le
traitement des défunts est donc très important et explique en
partie la vision extrêmement négative que les Américains avaient
des Japonais qu’ils ravalaient précisément au rang d’animaux en
raison de leur absence supposée de pratiques funéraires.
« L’horreur que les Américains éprouvaient face aux
missions suicide tenait non seulement au constat de la totale
abnégation de leurs ennemis, mais aussi à l’impression que ces
derniers ne faisaient aucun cas de leur corps, et par conséquent
qu’ils n’avaient aucun respect de la vie. » (Ibid. p. 139)
Le
corps des ennemis
L’homme
prend soin du corps de ses proches décédés mais que fait-il du
corps de ses ennemis ?
La
question varie en fonction des circonstances mais force est de
constater que les cadavres ennemis sont en général abandonnés sur
les champs de bataille. Dans le Dit
du Heike, célèbre épopée
japonaise qui retrace la lutte sanguinaire du clan des Heike (ou
Taira) contre celui des Minamoto (ou Genji) à la fin du XIIème
siècle, les chefs qui sont faits prisonniers sont en général
décapités, leur tête étant exhibée au bout d’une lance.
Parfois même, le prisonnier, par bravade, donne l’ordre à son
ennemi de lui couper la tête. C’est ce que fit le jeune Atsumori
du clan des Heike, dans un célèbre épisode du Dit
du Heike, qui fut souvent représenté
dans des pièces de Nô et de Kabuki.
Le
sort réservé au cadavre de l’ennemi est également lié à la
férocité des combats et au sentiment de haine qu’ils génèrent.
Il est ainsi arrivé que des soldats américains prennent comme
trophée des crânes de soldats japonais morts au combat.
Le
cadavre de l’ennemi peut parfois faire l’objet d’un traitement
humiliant lorsque le conflit revêt le caractère d’un affrontement
personnel. On peut ainsi se référer à l’Iliade. Voulant venger
Patrocle, Achille tue Hector et traîne son cadavre derrière son
char. Priam, le père d’Hector, supplie Achille de lui rendre la
dépouille de son fils pour éviter qu’il ne soit dévoré par les
chiens. Achille y consent suivant en cela les ordres de Zeus.
La
mission de Takeyama dans La Harpe de
Birmanie
Ce
qui ouvre les yeux de Takeyama, c’est précisément le sort réservé
par l’armée anglaise aux corps des soldats japonais. « J’attendis
qu’ils [les Anglais] aient disparu et m’approchai de la pierre
tombale nouvellement installée, sur laquelle était posée une
couronne de fleurs, petite mais jolie. Sur la pierre étaient gravés
les mots : « Ici reposent des soldats japonais inconnus. »
Je restai un moment pétrifié face à cette tombe, complètement
hébété. […] Mon corps tout entier brûlait de honte au-delà de
toute expression. Combien je me sentais méprisable d’avoir laissés
tels quels tous ces corps entassés près du fleuve boueux et de
m’être éloigné !…Les étrangers eux l’avaient fait :
ils nous ont soigné, ils ont enterré nos morts, ils ont prié pour
le repos de leurs âmes ». (p. 191).
La
voie de Takeyama est désormais tracée. « J’entendais
véritablement les voix gémissantes de ces âmes en peine. Je devais
faire quelque chose ». (p. 186). Comment ne pas y voir un écho
de certaines pièces de Nô ? Takeyama, sorte de shite
moderne, se donne pour mission de soulager l’âme errante des
guerriers morts au combat, et pour cela, il devient moine.
Ainsi,
le comportement admirable des autorités anglaises donne toute sa
profondeur au mot d’« humanité » qui marque notre
différence avec les autres animaux et, parfois aussi, désigne nos
actions les plus nobles.
Didier DON
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