Le
goût des orties, de Junichirô Kanizaki
Biographie
de Junichirô Kanizaki
Le
goût des orties est semi-autobiographique (cf. Les éléments en
page 4).
Tanizaki
est né en 1886 à Tokyo, mort en 1965 à Tokyo. Il a été marqué
par la mutation du Japon déclenchée par l'ère Meiji (1868 - 1912).
Il
porte de l'intérêt à l'occident: il est influencé par Charles
Baudelaire, Edgar Poe, et Oscar Wilde. Cette influence crée une
tension dans son esprit entre orient et occident. Il a goût pour
l'ombre, le mystère, la sobriété, et la poésie.
En
1923, sa maison de Yokohama est détruite par un tremblement de
terre. Il s'installe dans la région de Kyoto et Osaka (le Kansai) où
il prend conscience du Japon ancien (et du théâtre du Bunraku) et
il est conquis. Après la tension orient-occident, vient alors une
seconde tension entre passé
et avenir avec une préférence marquée pour le passé.
Le
goût des orties (1924)
La
forme
Sous
la forme apparente d'un roman (fortement imprégné d'éléments
autobiographiques), Junichirô Kanizaki nous parle d'un Japon déchiré
par la mutation sociale déclenchée par l'ère Meiji et son
ouverture à l'occident. L'action met en scène des personnages qui
se comportent de manière moderne avec des valeurs de liberté
d'esprit, mais qui s'opposent aux valeurs et la morale
traditionnelles. Le théâtre de bunraku, théâtre de marionnettes,
semble n'être qu'un élément décoratif pittoresque de ce
déchirement. Mais, en réalité, le bunraku est la forme choisie par
Tanizaki pour traiter le sujet en profondeur, car le bunraku renvoie
à sa création au XVIIe siècle, traite des sujets historiques
relatifs aux moeurs sur le mode du conflit entre la droiture
confucéenne et les intérêts personnels des familles nobles et
d'autre part traite des amours impossibles, ce qui est proche du
thème choisi par Tanizaki.
Celui-ci
traite le thème sur un mode tragi-comique, suivant en cela la maxime
latine de la comédie Castigat ridendo mores (elle corrige les
moeurs en riant). Il édifie une sorte de vaudeville profond adapté
à la scène du Bunraku: des personnages, des dialogues et une partie
récitante. Comme au théâtre, le texte est émaillé de nombreuses
didascalies. Le goût des orties est donc une pièce de
bunraku en abîme. Les personnages peuvent très bien être
représentés par des marionnettes. Certains personnages sont même
des marionnettes manipulées dans la vie courante ou peuvent s'y
assimiler par leur caractère, comme Kaname ou Misako qui ne peuvent
agir par eux-mêmes, ou bien comme le vieillard, O-hisa, ou Louise
qui sont des personnages intemporels, aptes à traverser les époques.
Pour clore la pièce, l'auteur nous gratifie du mot clé poupée
qui fait allusion à la fois au théâtre du bunraku et à la
conception japonaise de la femme idéale.
L'oeuvre
est servie par une merveilleuse traduction qui transmet la poésie
qui imprègne tout le texte. Cette poésie se manifeste sous
plusieurs formes: d'abord, la délicatesse des sentiments (la
tristesse serait atténuée par la douceur de l'air) et l'évocation
de sensations qui bouleversent. Des sensations olfactives (les odeurs
et les parfums comme l'encens, les clous de girofle, la poudre de
chrysanthème qui se consume, la poudre de Louise, la brillantine des
cheveux d'O-hisa); des sensations visuelles (le regard du peintre sur
les couleurs et leurs effets apaisants – le haori noir, les reflets
verts des feuilles sur les cheveux gris de Mrs Brent, la lumière
rougeâtre qui filtre à travers les persiennes (comme si elle avait
traversé des vitraux) qui peint le corps de Louise en rose; le
regard du sculpteur qui compare les formes: profils de Misako et de
Kaname dans le taxi qui les emporte à une médaille avec deux
profils superposés qui ne peuvent s'apercevoir car ils regardent
droit devant eux); des sensations tactiles (la raideur des étoffes,
la légèreté du tissus des kimonos); des sensations de fraîcheur
(de l'air qui circule entre le kimono et la peau), d'humidité (qui
monte de la terre à travers les coussins du théâtre), de froid, de
chaleur du saké. S'y ajoute une référence à Hiroshige.
Le
roman développe une vision rêvée (les poupées du bounraku sont
semblables à des fées) et impressionniste (Claude Monet, Auguste
Renoir) qui évoque la symbiose entre nature et théâtre. La société
japonaise en mutation est dépeinte sous la forme d'une frise dans
laquelle Misako et Kaname se débattent pour se séparer dans de
bonnes conditions. Par exemple, quelle saison choisir pour se séparer
? Parfois, le regard se fait plus réaliste et plus cru, à la Goya.
Dans
l'ensemble, le style se caractérise par la sobriété. Par exemple,
les indications de qui prend la parole ne sont fournies que lorsque
cela est absolument nécessaire pour clarifier la situation. La forme
du récit suit de très près le fonctionnement de la pensée et des
sens: le récit saute d'un sujet à un autre sans prévenir. Par
exemple, l'évocation des ongles de Misako, l'interruption d'une
conversation car l'esprit est attiré par ... une tache de lumière.
La forme est alors un moyen de rendre compte de la distraction de
l'esprit provoquée par cette vision des onles ou de cette tache de
lumière.
Le
fond
Le
titre – Le goût des orties
Le
titre est en général fixé par l'éditeur. En japonais, le titre
peut se traduire par Les
insectes mangent dans les champs,
c'est-à-dire, les insectes mangent ce qu'il trouvent. Ce titre est
peut-être dérivé du proverbe japonais: A
chacun selon ses goûts; certains insectes aiment les orties,
ce qui signifierait tous
les goûts sont dans la nature.
Ce qui voudrait dire qu'il faut s'adapter aux conditions
environnantes.
Les
personnages
Le
couple principal: le modernisme
Kaname:
archétype de l'homme-enfant, Kaname est un rêveur (symbolisé par
sa lecture des Mille et une nuits).
Il n'est pas gâté par Tanizaki: Kaname est faible, attentiste,
lâche, indécis (il avait accepté à moitié
l'invitation, nous dit
Tanizaki). Kaname se refuse à traiter les sujets épineux et attend
qu'ils se résolvent d'eux-mêmes ou s'en remet à quelqu'un d'autre
pour qu'il s'en charge. Il est foncièrement égoïste. Il a besoin
d'exaltation, il idôlatre la femme idéale. Pour lui, la femme
terrestre n'est un jouet dont il se lasse rapidement. Depuis
longtemps, il a délaissé physiquement sa femme, Misako, qui pleure
toutes les nuits. Ses pleurs le dérangent). Il pousse
insensiblement sa femme dans les bras d'un autre, Aso, pour s'en
débarrasser, comme s'il s'agissait d'un objet.
Kaname
accepte mal les conventions sociales traditionnelles et éprouve
beaucoup de difficultés pour mener à bien la séparation dans de
bonnes conditions. Les obstacles majeurs sont le qu'en
dira-t-on ?, le père de
Misako, son fils Hiroshi, Aso et sa famille, mais aussi lui-même:
il constate qu'il est plus attaché à sa femme qu'il ne croyait et
redoute la séparation qu'il imagine très douloureuse. Réflexion
de Kaname sur les fleurs que Misako dispose dans la maison, ce qui
lui manquera après la séparation.
Pourtant,
Kaname est droit (Confucius) et se rend responsable de ce qui
survient au couple. Avec l'âge, il remarque qu'il éprouve un
penchant de plus en plus marqué pour les valeurs du passé, à
l'exemple du vieillard, le père de Misako, qui incarne la
tradition.
Misako:
femme libre qui s'ennuie avec Kaname qu'il l'a délaissée. Elle en
souffre et insensiblement prend un amant, Aso. C'est une femme de
bonne condition, capricieuse comme une princesse. Elle se complaît
dans la mode et peut être comparée à un mannequin, c'est-à-dire
une poupée. Elle est égoïste, y compris avec son fils, et manque
de volonté. Pourtant, elle célèbre la fête des poupées, ce qui
signifie qu'elle adhère au symbole de la beauté et porte de
l'amour aux enfants.
Hiroshi:
personnage qui symbolise la culpabilité de Misako et Kaname qui se
sont mariés mais ne forment pas un vrai couple. Ils trahissent les
règles sociales traditionnelles en se jetant dans le modernisme du
Japon. Hiroshi a une pensée saine. Il est très lucide par rapport
à la séparation prochaine de ses parents. Il la redoute, mais il
est généreux et cherche à aider son père dans sa prise de
décision. Hiroshi représente l'essence de l'humanité et il est le
symbole de la nouvelle génération qui devra s'adapter au
modernisme du Japon.
L'amant
Aso:
personnage effacé, falot, qui refuse de s'engager. Il n'est qu'un
prétexte pour Misako qui s'ennuie.
Le
couple secondaire: la tradition
Le
vieillard: incarne la tradition japonaise: il faut sauver les
apparences coûte que coûte. Il vit en couple traditionnel: il est
le protecteur d'O-hisa qui représente la femme japonaise idéale.
Lui, représente le Japon déchiré entre passé traditionnel
(apparences) et avenir moderne (réalité). Il est fortement ancré
dans le passé. Il souhaite donner à O-hisa une éducation de
geisha pour lui-même. Il fait preuve de "gentillesse à son
égard en étant dur avec elle: il veut son bien, mais si c'est
difficile.
O-hisa:
archétype de la femme japonaise traditionnelle assujettie à la
tradition et qui en souffre mais s'y conforme (au moins, en
apparence). Elle est délicate, sensuelle, et très apaisante. Elle
est soumise mais n'est pas malléable. Elle reste intègre, s'occupe
du vieillard qui l'oblige à étudier le chant et le shamisen (luth
à trois cordes). O-hisa est un personnage intemporel: elle traverse
les époques et on la rencontre souvent dans la vie quotidienne.
Femme japonaise idéale, elle est comme manipulée comme une poupée
par la tradition. Elle n'a aucun pouvoir autre que celui de la
séduction. Elle est assimilée à Koharu, personnage du bunraku.
Mais O-hisa aspire secrètement au modernisme pratique et
hygiénique.
La
geisha
Louise:
prostituée, geisha. Elle prend l'apparence de la femme japonaise
idéale: c'est une poupée. Louise a été actrice du théâtre
moderne. Par ce biais, elle renvoie au théâtre du bunraku et du
kabuki, ce dernier ayant mis en valeur les prostituées dans une
orientation sensuelle du théâtre. Elle ressemble à Kintarô,
personnage de la mythologie japonaise, du théâtre nô et du
kabuki. Avec Louise, Kanizaki fait le portrait des japonais fascinés
par les européennes. Louise est une femme dominatrice qui aime
l'argent et joue la comédie pour en extorquer à Kaname.
Le
médiateur
Takanatsu:
double médiateur entre Kaname et Misako, et entre Tanizaki et le
lecteur. En peinture, il serait l'admoniteur, celui qui apostrophe
l'observateur et l'invite à participer pour démêler l'intrigue.
Il est présenté comme le cousin de Kaname, et par là connaît
parfaitement le couple Kaname - Misako, et leur fils Horoshi, et les
problèmes qu'ils vivent. En sa présence, les masques tombent.
Takanatsu est aux antipodes de la tradition des apparences.
Le
théâtre du bunraku
personnage
en abîme qui renferme toute la perception de la tradition des
moeurs japonaises. C'est aussi la scène où se meuvent les
personnages ci-dessus, qui sont des poupées ou des fées. A ce
titre, il permet la distanciation du spectateur avec la société
dans laquelle il vit, et par ce biais procure la catharsis qui le
purge de ses affects.
Le
thème principal
Tanizaki
étudie l'impact sur les moeurs du changement radical des valeurs
sociales qui font suite à l'ouverture du Japon à l'occident pendant
l'ère Meiji (1868 - 1912). Il confronte la femme occidentale et la
femme japonaise, et le sens du mariage en occident et en orient:
Kaname et Misako, qui forment un couple à l'esprit ouvert et
moderne, décident de se séparer, mais ils doivent faire face aux
règles sociales japonaises du passé. Kaname pense que leur
situation ne poserait pas de problème en occident, mais au Japon,
les valeurs et les moeurs du passé offrent une résistance farouche
à l'introduction des valeurs modernes. Il est très difficile de
vivre la charnière entre deux époques, ce qui caractérise le
combat des anciens contre les modernes. Dans le contexte du Japon, ce
combat est presque sans issue.
Tanizaki
conduit une analyse des conventions sociales de la société
japonaise: elles enferment et isolent l'individu. Globalement,
l'autre est rejeté:
-
la politesse, ne pas gêner l'autre, est la règle fondamentale. Respecter cette règle, très contraignante, est la seule voie de la liberté pour l'individu (p 35). Ne pas la respecter conduit à perdre toute liberté d'action pour soi et pour sa famille: par le biais du qu'en dira-t-on ? La société mettrait l'individu et sa famille sous un feu nourri de critiques. Ils seraient mis au ban de la société . Le proverbe le dit: le clou qui dépasse appelle le marteau;
-
pour survivre dans le filet des règles sociales sans s'y conformer, l'hypocrisie est la seule voie: il faut sauver les apparences à tout prix pour éviter le rejet par la société. Ainsi, Kaname et Misako doivent donner l'impression au vieillard, le père de Misako, qu'il sont unis et forment un véritable couple. En public, le vieillard se montre intransigeant pour O-hisa, mais dans l'intimité, leurs relations sont douces. Aucune démonstration d'intimité n'est permise par la société (mais on peut pisser dans un baquet devant tout le monde, même les femmes qui pissent debout). Autre exemple d'intransigeance apparente de la société, personnifiée par le vieillard: dans sa lettre à Kaname qui lui apprend la séparation avec Misako, il feint la surprise, la honte. Il imagine la colère de Kaname alors qu'il n'en est rien. Mais, il sait que dans les conventions sociales, seul le père – lui-même donc – peut accorder ou non la séparation entre sa fille et Kaname. Contrairement au ton de sa lettre, il accueille Kaname et Misako avec un ton affable. En réalité, le père et la fille simulent une discussion et vont faire un bon repas en tête-à-tête.
-
isolation et enfermement conduisent chacun à imaginer ce que l'autre pense, y compris ce que cet autre imagine ce que moi, je pense;
-
critique des coutumes locales, la langue, l'accent: Tokyo (lenteur) contre Kyoto et Osaka (vivacité). Les spécificités, elles aussi enferment, isolent, et dressent les uns contre les autres;
Le
thème du théâtre du bunraku, thème de l'art
Il
est porteur de l'étude de la tradition au plan des valeurs et des
moeurs. Tanizaki nous gratifie d'un rappel historique du bunraku: sa
genèse dans l'île d'Awaji (les Gennojo, son développement (un
théâtre dans chaque village, représentations en plein air, théâtre
de bunraku portable), puis son déclin qui le confine à la
restauration des poupées et qui finalement se tranforme en marché
pour collectionneurs. Le déclin du bunraku signifie peut-être aussi
le déclin de la tradition.
La
représentation du bunraku dans l'île d'Awaji est l'occasion pour
Tanizaki de nous faire réfléchir sur le théâtre, sur l'art:
-
Dans la vie, la représentation théâtrale est hors temps, elle est proche de la béatitude. Le théâtre montre des personnages de la vie quotidienne qui sont intemporels. Le théâtre est une transfiguration de la vie qui se déroule au pied de la scène: les enfants y jouent, les adultes picniquent, le froid et l'humidité se font sentir tout comme les besoins naturels.Théâtre et vie sont intimement liés. Par exemple, le second acte de bunraku (Osaka) décrit précisément ce qui se passe au sein du couple Kaname et Misako: est-ce un démon, est-ce un serpent qui loge dans le sein de ma femme ? Passage à la métaphore avec l'évocation d'Osaka, les types de femmes, les quartiers commerçants, la naissance de Kaname.
-
L'art doit rester libre et non figé car il deviendrait décadent. Cependant, le bunraku figé dans la tradition se transmet facilement car il correspond à un besoin d'évasion de la dure réalité. C'est l'une des incarnations du coussin de rêve dont parle Claude Lévi-Strauss: le théâtre aide à vivre en faisant rêver et en donnant de la vie une interprétation à distance.
-
La représentation de théâtre décrite par Kanizaki est rustique mais vraie et plus abstraite qu'à Osaka (plus intelligent). Les poupées d'Awaji traduisent mieux les sentiments et émotions humaines. Le regard du spectateur est très important car c'est lui qui ressent les sentiments et les émotions qui constituent la vie. Par exemple, le vieillard aime les vieilleries et trouve meilleurs les costumes râpés. Il y a symbiose, partage entre les spectateurs et les manipulateurs. Tous deux ont un peu bu. C'est cela, le partage, la transmission, qui importe au théâtre.
Le
thème de l'ombre
L'ombre
est propice à cacher les amours illicites. Elle s'épaissit quand
on s'approche du mystère et laisse le mystère entier. Pour
Kanizaki, l'ombre exprime un raffinement.
Réflexion
sur la musique et le chant: on comprend vaguement, le texte est
imprécis, il suggère, laisse travailler l'imagination et le
souvenir. Par exemple, l'évocation du premier amour de Kaname
(Fu-Chan) est déclenchée par le chant d'O-hisa. L'ombre et le
mystère occupent la même fonction de susciter l'imagination.
cf.
L'éloge de l'ombre.
Eléments
autobiographiques
-
découverte du japon ancien provoquée par l'installation dans le Kansai (comme le vieillard).
-
Tanizaki a cédé son épouse à Haruo Satô (comme son héros Kaname)
-
Tanizaki marque une préférence pour le passé (l'ombre) par rapport au présent et à l'avenir, trop clinquant et superficiel.
Notes
de lecture
Le
théâtre du bunraku
Type
de théâtre japonais datant du XVIIe siècle, originaire d'Osaka.
Les personnages sont représentés par de grandes
marionnettes, manipulées à vue. Trois manipulateurs pour
chacune des marionnettes: la tête et le bras droit, le bras gauche,
les pieds. Deux styles: furi, réaliste, ou kata, stylisé (codifié)
Un
récitant chante tous les rôles, accompagné par un shamisen (luth à
trois cordes).
Le
bunraku assimile deux sources: le ningyô, les marionnettes (VIIIe
siècle), et le jûrori, récit accompagné par de la musique (XVe
siècle).
Les
pièces de Chikamatsu Monzaemon, auteur de pièces de Kabuki, forment
le coeur du répertoire du bunraku. Le répertoire du bunraku se
divise en deux catégories:
-
des pièces historiques qui mettent en scène le conflit entre le principe confucéen de loyauté – harmonie sociale, étude, rectitude - et les sentiments personnels de familles nobles –
-
des pièces qui mettent en scène des amours impossibles qui se terminent en suicide.
Le
bunraku décline au XVIIIe siècle puis réapparaît au XIXe siècle
(ère Meiji). Aujourd'hui, théâtre national de bunraku à Osaka.
Le
chanteur insuffle les émotions et la personnalité des marionnettes.
Il joue les voix de tous les personnages et narre l'action. Le jeu
est exagéré pour souligner les différences entre personnages et
susciter l'émotion chez le spectateur. Le shamisen (luth) décrit
l'état intérieur des personnages. Un orchestre (éventuellement)
décrit les circonstances extérieures: la saison, le temps qu'il
fait, la tonalité générale de la scène.
Pourquoi
des marionnettes ? Elles interdisent le réalisme et elles
contraignent le spectateur à passer à la métaphore pour ressentir
les sentiments dans l'action. Elles permettent facilement la
distanciation du spectateur qui assiste à une représentation de la
société japonaise en action, et donc elle permet la carthasis
(purge des émotions).
Opposition
avec le nô: pièces chantées, dansées, mimées par des acteurs qui
mettent en scène des rêves. La perception domine.
Opposition
avec le kabuki: pièces épiques, très stylisées, chantées,
dansées, où l'action domine.
La
distanciation
Prise
de distance avec la réalité. Au théâtre, le spectateur est
perturbé par la mise en scène (adresse au spectateur, changement à
vue) qui provoque un aspect d'étrangeté et qui lui rappelle qu'il
n'est pas dans la réalité. Il ne peut pas s'identifier complètement
aux personnages.
La
catharsis
Etymologie :
vient du grec κάθαρσις, qui signifie séparation du bon avec
le mauvais (rhétorique, esthétique, politique, médical,
religieux). Action de purifier les passions. Pour Freud, une
sublimation des pulsions.
Chez
Platon, la séparation de l'âme de son ignorance crasse (opinions,
aprioris), la réfutation des fausses idées. La réflexion purifie
l'âme.
Chez
Aristote, la catharsis est l'épuration des passions par les moyens
de la représentation artistique. Le spectateur se libère de ses
émotions. Il peut se purger de sentiments inavouables qu'il éprouve
secrètement, au moyen de l'identification à des personnages qui
éprouvent des passions coupables, punies par le destin. Il peut
contempler des situations plus exactes de la réalité qui nous sont
pénibles.
En
psychanalyse, chez Freud, la catharsis permet de libérer les
sentiments refoulés par un événement traumatique, elle est une
prise de conscience qui libère les émotions associées au
traumatisme. Elle met à distance le traumatisme, ce qui permet de
l'intégrer.
Au
théâtre, l'identification avec le personnage produit une mise à
distance de sa propre expérience.
Gérard
LACOSTE, 18 décembre 2017
REMARQUES
SUR LE RÉPERTOIRE DU BUNRAKU
Comme l’indique justement Gérard, le répertoire du Bunraku se divise en deux grandes catégories le théâtre d’époque (jidai-mono) et les scènes de la vie quotidienne (sewa-mono).
Le
théâtre d’époque n’entretient qu’un rapport lointain avec
les événements auxquels il se réfère. On y trouve en effet un
grand nombre d’incohérences et d’éléments fantastiques, comme
le montre l’intrigue de la pièce Yoshitsune et
les mille cerisiers qui est illustrée par les marionnettes
ci-dessous.
« Il
s’agit de l’une des trois œuvres maîtresses du répertoire du
Bunraku qui date de 1747. Elle mêle trois intrigues inspirées de
l’épopée médiévale, le Dit du Heiké. Les personnages de
Tadanobu et de Shizuka – gozen (en haut), composent un couple
ambigu, uni par la loyauté du premier et la passion amoureuse de la
seconde envers leur seigneur et maître commun : Yoshitsune.
Tadanobu incarne également l’amour filial, puisqu’il n’est
autre que l’avatar d’un renardeau poursuivant désespérément
un tambourin sur lequel a été tendue la peau de ses parents
sacrifiés autrefois pour sauver les hommes de la disette. Une
deuxième intrigue met en scène un fabuleux guerrier (en bas) du
clan vaincu des Taira, Tomomori, revenant de l’au-delà, afin de
redresser les injustices de l’histoire, avant de se précipiter au
milieu des flots qui l’avaient jadis englouti, arrimé à une
ancre. Gonta la Querelle (au milieu, personnage de droite),
personnage de roturier plus ou moins besogneux, commence par
escroquer de nobles guerriers en fuite sur une route de campagne ;
figure caractéristique du faux traître dont les loyales intentions
seront connues au moment où il versera son sang pour la bonne
cause 1».
Les
sewa-mono, qualifiées souvent de « tragédies
bourgeoises » illustrent les déchirements qu’entraînent les
conflits entre les obligations sociales et les passions amoureuses.
Voici le résumé d’un de ses drames intitulé OSONO, la tragédie
de l’amour triangulaire.
« Hanhichi,
fils du propriétaire du magasin de saké
«Akaneya » et
Minoyano Sankatsu, danseuse, s’aiment et ont une fille illégitime
nommée Otsuu. Osono, l’épouse de Hanhichi est retournée vivre
chez ses parents, mais son père l’a ramenée à « Akaneya »
car, effondrée, elle pleurait jour et nuit. Osono, seule dans le
magasin de saké, contemple le soleil se coucher. Tout en allumant
les lanternes, elle pense à son mari qui n’est toujours pas
rentré.
« Que
fait-il ? Où est-il ? À présent, je sais que c’est
trop tard, mais si je cessais d’exister, mon beau-père pourrait
pardonner à son fils qu’il a expulsé de sa maison par
considération pour sa petite fille Otsuu ; il pourrait faire
venir Sankatsu, mère de sa petite fille. Ainsi Hanhichi se
conduirait mieux. J’aurais dû mourir lorsque je suis tombée
malade l’automne dernier, et toutes ces souffrances auraient été
évitées.
Je
savais qu’Hanhichi n’était plus amoureux de moi, cependant je
voulais rester à ses côtés, même si on ne partageait plus le même
lit. Finalement, cela a porté malchance à Hanhichi. J’aurais dû
prendre la décision de mourir l’année dernière, mais ma
souffrance d’aujourd’hui est bien plus pénible pour moi. Cher
Hanhichi, je vous demande pardon du fond du coeur ». […]
Mais Hanhichi, qui a déjà décidé de se suicider avec
Sankatsu, son amante, confie sa fille, Otsuu, à son père2.
2Livret
Nyngyô Johruri Bungaku UNESCO 2004, p. 13.
À
quelle pièce de Bunraku assistons-nous, au théâtre Bentenza
d’Osaka ?
« D’après le coup de téléphone, cela doit être Koharu et Jihei, et puis autre chose, mais j’ai oublié » (Le goût des orties, p.39). Plus tard dans la soirée, en entendant Jihei déclamer : « Est-ce un démon, est-ce un serpent qui loge dans le sein de ma femme ? » (ibid, p.62), Kaname pense reconnaître un passage d’une pièce de Chikamatsu Monzoemon (ou plus exactement d’un de ses fils). Rien d’étonnant à cela : auteur d’environ 150 jôruri (drames pour marionnettes), Chikamatsu (1653 -1724) est l’auteur d’une œuvre exceptionnelle. René Sieffert le tient même pour « le plus grand des dramaturges du Japon et l’écrivain le plus considérable de ce pays, le seul au monde peut-être que l’on ait pu, sans exagération, comparer à Shakespeare.»3
La chance de Chikamatsu fut de rencontrer un chanteur hors pair, GIDAYU Takemoto (1651 -1714) qui renouvela complètement l’accompagnement vocal et musical du Bunraku. De leur collaboration qui dura environ 40 ans (de 1680 à 1720), naquit une centaine de pièces qui occupent une place centrale dans le répertoire du Bunraku. Kaname fait d’ailleurs référence au gidayu qui, dans un premier temps, n’emporte pas son adhésion en raison de sa vulgarité d’expression qui la choque en tant qu’habitant de Tôkyô. Mais finalement, il oublie ses réticences et se laisse emporter : « Tous ces gens s’injuriaient, s’affrontaient, se raillaient autour de Koharu – surtout Tahei qui se répandait en lamentations bruyantes – et il semblait que la beauté de cette femme se trouvât étrangement mise en valeur par le vacarme dont elle était la cause. Après tout, se disait Kaname, le gidayu et toute cette agitation ne sont pas si grossiers quand c’est bien joué. » (ibid. p. 63).
On peut signaler également que pendant les ères Bunka (1804 – 1816) puis Bunsei (1819 – 1831), des œuvres de Gidayu furent écrites pour la danse, sous l’influence du Kabuki. Ainsi, l’une d’entre elles célèbre les quatre saisons. Voici le résumé d’une de ses scènes :
La
scène se passe dans les rues de Kyoto. Toutes les façades des
maisons sont décorées de « Shimenawa » (sorte de grosse
corde en paille de riz) et des « Kadomatsu » (décorations
de sapin) sont placées devant chaque porte. Pour accueillir le dieu
du nouvel an, deux comédiens de rue (Manzai : Tayû et Saizo)
vont de maison en maison pour présenter leurs salutations et leurs
vœux de prospérité et de longue vie. Ils chantent : « Que
vous soyez jeune et que vous ayez longue vie et prospérité. Une
année heureuse est arrivée... » et dansent avec drôlerie en
interprétant un chant sur le bonheur : « Les Yashome de
Kyoto ont vendu de grosses daurades, de petites daurades et des
sérioles. Que vois-je sur les étagères, du brocart et du damas, du
crêpe de soie rouge éclatant – ‘Hisaaya hijirime’, du
satin rouge éclatant – Shusu hishusu’ »…
3SIEFFERT
René, in Dictionnaire de la littérature japonaise, sous la
direction de J.J. Origas, PUF, 1994, p. 20.
En
guise de conclusion, je voudrais vous soumettre les réflexions
suivantes de Chikamatsu :
« Pour
ce qui est du jôruri, comme il repose essentiellement sur
l’emploi de marionnettes, chaque mot, à la différence des autres
écrits, a une vie propre qui sous-tend un geste. Et puisqu’il
s’agit, plus spécialement, d’une forme de spectacle qui,
directement confronté à l’art des acteurs en chair et en os du
kabuki, prétend faire exprimer à des simulacres dépourvus
d’âme des sentiments propres à émouvoir les spectateurs, il est,
par définition, presqu’impossible, d’atteindre à la perfection.
[…] L’art est quelque chose qui se tient dans l’infime membrane
séparant la vérité du mensonge. […] L’art est mensonge qui
n’est pas mensonge, vérité qui n’est pas vérité, et le
divertissement se situe dans l’intervalle entre les deux.4 »
Didier DON
4SIEFFERT René, in Dictionnaire de la littérature japonaise, sous la direction de J.J. Origas, PUF, 1994, p. 21.
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